« Une imagination scientifique » ?
La photographie vue par les hommes de lettres du XIXe siècle

- David Paigneau
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      L’une des idées maîtresses d’Eliade était que la désacralisation historique des sociétés, en réduisant à néant l’influence sociale des institutions religieuses tout en épargnant les racines les plus profondes du sentiment religieux, avait laissé le champ libre à un ensemble « de mythes à demi oubliés, de hiérophanies déchues, de symboles désaffectés » [73], en d’autres termes à « toute une mythologie camouflée et de nombreux ritualismes dégradés » [74].  Soit toute une sacralité de substitution dont la photographie, dans le cadre de la vidéosphère et en raison de son ontologie ambiguë, devait être un véhicule privilégié.
      L’accumulation de termes appartenant au champ lexical du religieux dans « Le public moderne et la photographie » prouve que Baudelaire avait indéniablement perçu cette dimension. Eric Michaud, en qualifiant Daguerre de « Prométhée chrétien », insiste sur cet aspect du rejet baudelairien : le poète interprète la domination de la matière, l’aseptisation mortifère de l’art et la désacralisation du monde comme un seul et même phénomène [75]. Et en effet, c’est sur un parallèle entre la crise de l’imaginaire et le déclin de la peinture religieuse que s’ouvre le chapitre « Religion, histoire, fantaisie » du Salon de 1859, puisque la religion « réclame de ceux qui se vouent à l’expression de ses actes l’imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus » [76]. En définitive, la photographie est pour Baudelaire le symptôme d’une abomination sans nom, une spiritualité rationnelle :

 

La photographie est divine comme la peinture, mais son Dieu populaire n’est pas le même que celui de sa maîtresse aristocratique (…) L’événement est religieux puisque s’y exacerbe un culte des images, mais il est une sortie hors de la religion puisque s’y défont les valeurs du Beau, de l’Infini, du Rêve, de l’Au-delà de toute figure [77].

 

      Toutefois, la « mythologie dégradée » véhiculée par les appareils prit aussi la forme de pratiques plus occultes :

 

Dès les débuts, le lexique de la photographie – écriture de la lumière – entremêle savoir-faire et croyances (…). La mise au point d’une technique à laquelle participent de très nombreux inventeurs, interfère avec d’anciennes pratiques dont l’irrationalité s’autorise des mystères de la religion ou d’hérésies que celle-ci condamne (…) Pour les esprits spéculatifs comme pour les écrivains, la photographie, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, est le lieu où s’accomplissent d’étranges sortilèges [78].

 

      Ces « étranges sortilèges » se traduisirent notamment par une vogue de « photo spirite. » Selon Rosalind Krauss, cette pratique s’inscrivait dans la ligne tracée par les travaux de Swedenborg sur l’intelligibilité du monde des morts. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ces derniers aient été prétendument appuyés par la théorie corpusculaire de la lumière chère à Newton : dans les deux cas, les discours savants sur la lumière servaient de « garants » à des pratiques a priori antiscientifiques [79].
      Il serait d’ailleurs faux de croire que ce fond d’occultisme a épargné les hommes de lettres : Nadar, dans son livre de souvenirs, s’amuse des théories de Balzac, pour qui le corps humain était constitué de spectres superposés ; selon le romancier, l’appareil du photographe, en réalisant un portrait, arrachait au corps l’un de ces spectres : « De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un de ces spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive » [80]. Par ailleurs, Jérôme Thélot interprète le goût de Victor Hugo pour la photographie et son attrait pour les tables tournantes comme les deux faces d’une même recherche, l’une dirigée vers les mystères de la vie, l’autre vers ceux de la mort : « La photographie comme la Table parlante (…) recueille la trace de Dieu qui n’est nulle part, étant partout » [81]. Enfin, Philippe Muray a démontré que cette attirance pour l’occultisme chez les écrivains les plus attachés aux progrès de la raison, fut un phénomène bien trop répandu pour n’être compris que comme quelques dérives individuelles [82].
      En définitive, les spectres de Balzac et les tables tournantes d’Hugo, sur fond d’apparitions d’outre-tombe enregistrées par les appareils, relèvent d’un phénomène comparable à la collusion du paradoxe photographique et de l’ambiguïté de la mimesis. Dans un cas, la nature prétendument mimétique de l’image égare d’autant plus l’imaginaire que celui-ci ne croit pas devoir être mobilisé pour interpréter ce qu’il a sous les yeux. Dans l’autre, la rationalité du mode de représentation cautionne, en les couvrant de son autorité, tous les errements propres à une sacralité dévoyée.
      En ce sens, les interprétations les plus déviantes des capacités de la plaque sensible témoignent en premier lieu, d’un imaginaire intemporel constamment réactualisé par les fluctuations de la médiasphère. Car avant de sourire en pensant au Chronicles of the Photographs of Spiritual Beings and Phenomena Invisible to the Material Eye [Chroniques des photographies d’êtres spirituels et des phénomènes invisibles à l’œil matériel] publié en 1882 par Georgina Houghton, demandons-nous simplement : qui, parmi nos contemporains, n’a jamais lu ou entendu que la relativité générale autorise les voyages temporels, que les trous noirs ouvrent des portes vers d’autres univers, ou que l’intrication quantique rend envisageable la téléportation d’êtres humains ? Au-delà d’utilisations et d’interprétations divergentes, d’adhésions ou de rejets, Hugo, Lamartine, Balzac, Du Camp, Baudelaire, Rodenbach et les autres ont surtout décliné à l’envi les implications de cette phrase de Jules Janin : « Il faudra bien cependant qu’on croie au daguerotype » [83].
      Au final, les premières décennies de l’image photographique ont consisté en une longue conciliation des deux champs sémantiques qui ont donné leur titre et leur direction à ces réflexions, celui de la science et celui de l’imagination. Mais il semble bien que la réception problématique des images nouvelles par les écrivains contemporains soit, sinon un épiphénomène, du moins la face visible d’une opposition bien plus profonde entre deux paradigmes. Une ligne de traverse pourrait donc s’imposer à l’esprit pour éclairer d’une lumière nouvelle le XIXe siècle littéraire : l’expression « imagination scientifique » serait-elle la traduction d’une épistémologie encore embryonnaire, ou demeurerait-elle un oxymore radical ? Les plaques sensibles, tout au long du siècle, n’auront pas manqué de capter aussi cette lumière nouvelle.

 

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[73] M. Eliade, Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux [1952], Paris, Gallimard, « Tel », 2010, p. 25.
[74] M. Eliade, Le sacré et le profane, Op. cit., p. 174.
[75] E. Michaud, « Daguerre, un Prométhée chrétien », Etudes photographiques, n°2, mai 1997, pp. 44-58.
[76] Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, Op. cit., pp. 376-377.
[77] J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Op. cit., p. 42.
[78] D. Grojnowski, « Sortilèges photographiques, de Villiers à Strinberg », Romantisme, n° 105, 1999, pp. 71-72.
[79] R. Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, « Histoire et théorie de la photographie », 1990, pp. 26-27.
[80] Nadar, Quand j’étais photographe [1900], Garches, Editions A propos, 2017, p. 38.
[81] J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Op. cit., p. 31.
[82] P. Muray, Le XIXème siècle à travers les âges [1984], Paris, Gallimard, « Tel », 1999.
[83] J. Janin, « Le daguerotype », art. cit., p. 146. Orthographe d’origine.