« Une imagination scientifique » ?
La photographie vue par les hommes de lettres du XIXe siècle

- David Paigneau
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      Or, la méthode médiologique, via la notion de médiasphère, met en lumière les liens indissolubles existant au sein d’une collectivité, entre l’adoption de ses modes de transmission mémorielle et la cristallisation de ses paradigmes culturels :

 

Une mentalité collective s’équilibre et se stabilise autour d’une technologie de mémoire dominante, foyer de compétences socialement décisives et centre réorganisateur des médias (et des personnels) dominés. Dominant est le procédé capital de mise en mémoire et de circulation des traces [59].

 

      Une fois ces liens posés, il n’est pas anodin que l’expression « modèle photographique » ait été employée à quelques années d’intervalle par Régis Durand puis Philippe Ortel, pour qualifier l’impact de la photographie, respectivement sur les arts visuels puis sur la littérature [60]. Aux yeux de Jérôme Thélot, la confrontation entre les belles-lettres et les images automatisées eut pour enjeu « l’organisation des mentalités collectives » et la « domination des esprits par des systèmes symboliques », l’amitié paradoxale entre Baudelaire et Nadar pouvant être comprise comme un microcosme de cette bataille culturelle [61].
      En termes médiologiques, le passage de relais entre les deux paradigmes se traduit par un basculement de la graphosphère vers la vidéosphère [62]. Un basculement pressenti dès 1839 par Jules Janin, pour qui le daguerréotype, à peine sorti des usines, inaugurait l’ère du remplacement des arts visuels et de la littérature par l’automatisation généralisée :

 

Voici maintenant qu’avec cet enduit étendu sur une planche de cuivre, M. Daguerre remplace le dessin et la gravure. Laissez-le faire, avant peu vous aurez des machines qui vous dicteront des comédies de Molière et feront des vers comme le grand Corneille : ainsi soit-il [63].

 

      Les hommes de lettres luttant pour maintenir la photographie dans les ténèbres extérieures à l’art et à la littérature, avaient en définitive anticipé ce que le journaliste allemand Rudolf Arnheim nommerait en 1929 un « défi lancé à la civilisation de la lecture » [64]. Donnant tout son sens à l’aphorisme de László Moholy-Nagy selon lequel l’analphabète du futur serait l’ignorant en matière de photographie [65], Gisèle Freund résumait en 1974 le complet remodelage des comportements culturels par l’hégémonie des appareils : « Aujourd’hui, même les gens instruits avouent qu’ils lisent moins parce qu’ils sont de plus en plus sollicités par l’image » [66].
      Toutefois, André Malraux nous ayant appris que le rôle social de l’art au sein d’une société désacralisée est de créer une manière de sacralité de substitution en fournissant un réservoir inépuisable de mythes et de figures d’identification, il est donc légitime de se demander, pour finir, dans quelle mesure la photographie a pu remplir cette fonction dans ses premières décennies d’existence, et quelles furent les interactions entre ce nouvel imaginaire mythologique et l’imaginaire littéraire qui lui préexistait.

 

« La hiérophanie à l’ère de sa reproductibilité technique » : rationalisme et regard magico-religieux

« Si la divinité avait fait des couleurs, sans faire également des yeux capables de les voir et de les distinguer, à quoi auraient-elles servi ? Et si elle avait fait les couleurs et les yeux sans créer la lumière, de quelle utilité auraient été les couleurs et les yeux ? » Epictète

« Le visible est la manifestation de l’invisible. » Eliphas Levi

      Jérôme Thélot note avec justesse que « la photographie selon la littérature est une question religieuse » [67]. A n’en pas douter, la phrase est à double sens : en considérant le terme « religion » dans son sens étymologique – le système symbolique qui relie entre eux les membres d’une communauté – cette remarque peut venir appuyer les développements précédents. Mais le destin historique de la photographie a aussi croisé la route de la religion plus largement entendue au sens de « sacralité ».
      S’il ne devait rester qu’un seul point vers lequel pourraient converger le philosophe, l’historien et le médiologue, ce serait sans doute la reconnaissance du dualisme entre le « sacré » et le « profane » comme le dualisme fondamental dont tous les autres seraient des déclinaisons plus ou moins lointaines et plus ou moins admises :

 

L’opposition primordiale, archaïque, Sacré / Profane, explique sans doute, comme le suggérait Durkheim, la persistance, l’emprise sur nous du couple Pensée / Matière, Esprit / Corps. C’est elle que nous véhiculons d’instinct dans ces dichotomies spontanées qui ont en nous la force de l’habitude : machinisme contre humanisme, les technos et les intellos, compétence et baratin [68].

 

      A ce stade, quelques mots supplémentaires sur la nature de l’image photographique peuvent avantageusement contextualiser l’application de cette grille de lecture aux épistémologies du XIXe siècle. Et ici encore, c’est un double statut – à la fois image au sens le plus générique et procédé spécifique en rupture avec les modes exclusivement manuels de représentation – qui émerge, si l’on garde en mémoire les trois fonctions que Jacques Aumont reconnaît comme communes à tous les types d’images : usages religieux, valeur documentaire, dimension esthétique [69]. Une distinction qui vient une nouvelle fois brouiller le statut effectif de la photographie : son mode de production la situe invariablement dans la sphère du profane, tandis que l’image produite, en tant que fait visuel autonome, s’expose à toutes les modalités possibles de réception et d’interprétation.
      Cet entre-deux aux contours incertains n’est pas sans rappeler la notion de hiérophanie – étymologiquement, « manifestation du sacré » – théorisée par Mircea Eliade. En quelques mots, cette notion résume la manière dont une société archaïque peut considérer un objet du quotidien comme un intermédiaire entre le monde profane et le monde sacré, sans jamais perdre de vue ses usages les plus prosaïques [70]. Appliqué à la réception de la photographie, le terme de hiérophanie présente un avantage non négligeable, celui de concilier ce que Régis Debray nomme le « sens sacré » de l’image (« parler d’autre chose que d’elle-même » [71]) et la « nature tautologique » [72] de l’image automate. Partant, le fil de ses différentes utilisations et interprétations se laisse plus aisément dérouler.

 

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[59] R. Debray, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, « Premier cycle », 2000, p. 43.
[60] R. Durand, « “Modèle” photographique et pratique du spectateur », dans Habiter l’image. Essais sur la photographie 1990-1994, Paris, Marval, 1994, pp. 43-53 ; P. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002.
[61] J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Op. cit., p. 34.
[62] R. Debray, Vie et mort de l’image, Op. cit., pp. 286-287.
[63] J. Janin, « Le daguerotype » (sic), L’artiste, 2ème série, tome II, 1839, pp. 145-148 (consultée le 1er août 2018).
[64] Cité dans A. Rouillé, La Photographie, Op. cit., p. 163.
[65] L. Moholy-Nagy, « La photographie dans la réclame », Peinture, photographie, film, Op. cit., p. 155.
[66] G. Freund, Photographie et société, Op. cit., p. 202.
[67] J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Op. cit., p. 6.
[68] R. Debray, Cours de médiologie générale, Paris, NRF Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1991, p. 66.
[69] J. Aumont, L’Image [2007], Paris, Armand Colin, 2011, p. 147.
[70] Voir M. Eliade, Le sacré et le profane [1957], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2009.
[71] R. Debray, Vie et mort de l’image, Op. cit., p. 83.
[72] R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, « Seuil », 1980, pp. 16-17.