Ecrire un « petit art » :
les Vignettes romantiques de Champfleury

- Michela Lo Feudo
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Fig. 1. Anonyme, Une séance de science
sociale…
, 1833

Fig. 2. J. Gigoux, Un salon romantique, v. 1840

L’auteur souligne que si une telle reformulation visuelle passe par la manipulation d’un répertoire de personnages fournis par le texte de départ, elle serait également le fruit d’un processus de ré-création qui débouche sur la construction d’un appareil symbolique analogue à celui du texte littéraire. Or, ce parallèle entre textuel et visuel porte progressivement à privilégier l’image sur le texte : le but de Champfleury est de montrer que l’illustration est souvent une interprétation valorisante du texte littéraire. Son discours va jusqu’à affirmer la supériorité de la vignette par rapport au texte de référence. En effet, l’auteur insiste à plusieurs reprises sur le fait que l’œuvre des écrivains au cœur des Vignettes romantiques serait condamnée à l’oubli si elle n’était pas accompagnée d’illustrations. Il est explicite à ce sujet :

 

Victor Hugo, Alexandre Dumas durent à Célestin Nanteuil une vive interprétation des choses diverses qui s’agitaient dans leurs œuvres ; le graveur sut traduire les palpitations, les tourmentes, les violences, la passion qui faisaient le fond des drames et des romans des deux grands rivaux d’alors. Des combattants du second rang, Roger de Beauvoir, Pétrus Borel, Théophile Gautier, Paul de Musset, Joseph d’Ortigues étaient presque admis aux honneurs du premier, grâce aux eaux-fortes de l’artiste ; mais combien d’autres resteraient ignorés, Tampucci, Gustave Albitte, Poujoulat, Chaudesaigues, si Célestin Nanteuil n’avait, grâce à une vignette, insufflé la vie à leurs poèmes, à leurs romans et récits de voyages [42] !

 

Dans le cadre du culte généralisé pour une vignette qui « d[oit] être voyante, passionnée, diabolique, tapageuse, et faire pstt aux lecteurs pour les accrocher » [43], et, par-là, exploitée pour favoriser la vente de produits éditoriaux – y compris les œuvres d’auteurs célèbres qui disposaient déjà d’un vaste lectorat – Champfleury souligne jusqu’au paroxysme cette contrainte marchande : c’est la vignette qui, seule, peut sauvegarder, a posteriori, une œuvre de bas aloi et sans espoir de survie. Champfleury présente ainsi une illustration accompagnant le roman La Saint-Simonienne (1833) de Joséphine Lebassu d’Helf (fig. 1) pour montrer l’efficacité d’une image inspirée par le style de Tony Johannot : « Ce roman (…), la vignette l’a sauvé : l’exactitude du costume des acteurs, la scène qui se répéta dans diverses provinces, la clarté et la composition de ce petit drame concourent à rendre précieux l’unique livre, à ma connaissance, qui ait trait directement à la science sociale dans l’histoire du romantisme » [44].
      Force est de reconnaître que la perspective initiale, privilégiant la redécouverte d’écrivains mineurs, est en réalité renversée. La présence d’auteurs et d’œuvres littéraires au sein de l’argumentation sert de repoussoir pour mettre en valeur les dessinateurs et leurs vignettes :

 

Tony Johannot me paraît avoir été regardé comme de la famille des poètes et des humoristes, Alfred de Musset, Henri Heine, à qui tout était permis. (…) Tirées sur papier de Chine volant ou se mariant avec la typographie des titres, ces vignettes conçues dramatiquement prédisposaient le public en faveur de l’œuvre nouvelle. Il semble que certains auteurs, ayant conscience de la misère de leurs imaginations et du peu de crédit qu’elles trouveraient dans l’avenir, se soient accrochés à Tony Johannot pour les soustraire à l’indifférence [45].

 

Nanteuil forme avec Tony Johannot un binôme d’excellence. Champfleury est fasciné par leur art, susceptible de conférer à l’œuvre littéraire une nouvelle vie. Les panégyriques adressés à Johannot s’inscrivent ainsi dans la continuité de la notion d’artiste-créateur lancée par le Romantisme quand il affirme : « C’était donc un magicien que Tony Johannot qui donnait vie à de la prose ennuyeuse, à des vers mal venus, mais un aimable magicien. Un trait de plume, le charme opérait. Je me suis parfois amusé à comparer avec la vignette les textes singuliers qui devaient inspirer Johannot, et j’ai admiré la souplesse d’un crayon se pliant aux interprétations les plus contraires à la nature de l’homme » [46].

 

Le Revers de la médaille : images romantiques versus imago du Romantisme

 

      L’analyse de la production de tel ou tel dessinateur ne réside donc pas dans l’exploration minutieuse des processus de création et des procédés relatifs à la réalisation des vignettes, mais se fonde sur une écriture qui s’exerce au rapprochement intersémiotique entre texte et image afin de mettre en valeur l’icône par rapport à la lettre. L’alliance de ces codes artistiques est souvent conçue au profit d’une œuvre écrite « enrichie », sémantiquement et esthétiquement, par la présence de l’illustration [47]. Champfleury renverse donc la perspective d’une illustration soumise au texte écrit : le medium apparemment le plus marginalisé primerait donc sur l’autre.
      Or, un tel constat révèle que Les Vignettes romantiques se présentent comme un ouvrage bicéphale où les éloges en faveur de l’illustration se doublent d’une critique des Romantiques. Les mêmes documents graphiques dont Champfleury s’était servi pour trouver les traces des mœurs du passé fournissent à l’auteur l’occasion de s’interroger sur les comportements de l’époque. Une vignette de Jean Gigoux, à l’atmosphère calme (fig. 2), est juxtaposée au commentaire qui suit :

 

Je vois, d’après les images de l’époque, des dandys causant dans les « raouts » avec les femmes, entre deux quadrilles ; je ne trouve pas dans leur attitude, dans leurs regards, cette poussée à l’adultère, ces acres sensualités consacrées par les poètes et par les romanciers : je me demande même parfois si ces romantiques fougueux n’étaient pas des mystificateurs qui voulaient stupéfier les Parisiens. Il y a là, me semble-t-il, plus de cherché, de voulu, que de frénésie réelle. Un Jeune-France se vante de boire du punch dans un crâne ; qui sait si, en rentrant, cet enragé ne prend pas une infusion de camomille dans une vulgaire tasse de porcelaine [48].

 

Au lieu de fonder sa critique sur le commentaire d’une image sélectionnée, Champfleury renvoie génériquement à son corpus iconographique pour proposer au lecteur deux images « mentales » qui s’entrechoquent. La juxtaposition des scènes antithétiques où l’écrivain raconte, dans le monde, qu’il a vécu des expériences extrêmes (en multipliant les clins d’œil au goût macabre de l’époque), alors qu’un ménage bourgeois l’attend chez lui, montre en quelle mesure l’écrivain entend souligner la distance qui existe, chez l’artiste romantique, entre la fictionnalisation de sa vie et son existence réelle. Champfleury a donc l’intuition d’un phénomène très répandu à l’époque, et que José-Luis Diaz a analysé pour le domaine littéraire : la mise en place de scénographies auctoriales visant à légitimer la figure de l’artiste au sein d’un « champ » culturel en voie de définition [49]. Cependant, une telle opération est conçue par l’auteur des Vignettes romantiques comme mystificatrice. Le répertoire d’illustrations, réalisées, selon Champfleury, au nom de la sincérité de l’interprétation, se heurterait, en effet, à un goût esthétique que les partisans de cette école s’efforcent d’incarner. Elles soulignent l’écart qui existe entre images romantiques, caractérisées historiquement et artistiquement, et l’imago que les artistes romantiques – surtout « poètes et romanciers » – voulaient transmettre d’eux-mêmes à leurs contemporains et à la postérité.

 

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[42] VR, p. 277-278.
[43] Ibid., p. 4. « La présence de l’image donne maintenant une grande valeur au livre, et les bibliophiles cherchent les exemplaires qui en sont ornés » (Th. Gautier, Histoire du romantisme, Paris, Charpentier, 1874, p. 59).
[44] VR, p. 231.
[45] VR, pp. 257-258.
[46] Ibid., p. 258.
[47] A côté d’œuvres illustrées remarquables, dues à une synergie entre auteur et dessinateur, telles que l’Histoire du Roi de Bohème et de ses sept châteaux (1837) de Charles Nodier illustré par les vignettes de Tony Johannot, l’auteur signale une foule de petits livres négligeables qui auraient inhibé les artistes. L’exemple de Jean Gigoux est significatif à ce propos : ses vignettes se banaliseraient lorsqu’elles seraient mises au service d’une littérature médiocre : « Moins poète que Tony Johannot, Gigoux dessina un certain nombre d’en-têtes pour les romans du jour ; malheureusement il n’eut que le dessous du panier des romantiques. A l’exception du frontispice pour les Contes du lycanthrope de Pétrus Borel, quelle fâcheuse besogne que d’avoir à prêter son crayon à un Hippolyte Bonnelier, à M. Viennet, aux divagations esthétiques de Castil-Blaze sur la danse et les ballets ! Le tempérament de Gigoux ne pouvait se manifester suffisamment dans l’interprétation d’œuvres d’écrivains de troisième catégorie » (VR, pp. 293-294). D’après la bibliographie établie par Champfleury, Gigoux illustra Gil Blas en 1835, ainsi que Calomnie (1833) d’Hyppolite Bonnelier (1799-1868) et La Tour de Montlhéry (1832) de Jean-Pons Guillaume Viennet (1777-1868).
[48] VR, p. 102
[49] J.-L. Diaz, L’Ecrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007 ; Devenir Balzac. L’invention de l’écrivain par lui-même, Paris, Christian Pirot, 2007.