Ecrire un « petit art » :
les Vignettes romantiques de Champfleury

- Michela Lo Feudo
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Les Vignettes romantiques se donnent ainsi à lire comme une galerie de personnages où défilent les oubliés d’un champ littéraire et artistique naissant [27] : les chapitres sur Hyppolite Monpou, sur Hyppolite Tampucci et sur Siméon Chaumier d’une part – accompagnées par les pages sur les plus célèbres Gérard de Nerval et sur le Bibliophile Jacob [28] –, sur les frères Johannot, sur Célestin Nanteuil et sur les Devéria d’autre part, sont un exemple des médaillons qui, dans la tradition des Grotesques relancés par Théophile Gautier, visent à évoquer la vie et l’œuvre d’auteurs méconnus ou situés en marge des hiérarchies officielles [29].
      Dans le cadre d’une démarche typique chez l’auteur, Champfleury contourne toutefois les attentes d’un lectorat d’amateurs d’art, dans la mesure où une partie significative de l’ouvrage est consacrée aux « brillants commandants du bataillon des dessinateurs romantiques » [30],  à savoir aux écrivains qui auraient inspiré les illustrateurs par le biais de leurs œuvres. Le décryptage des images, le traitement des techniques de reproduction et surtout une réflexion sur les critères méthodologiques utiles à définir la vignette romantique sont donc négligés au profit d’une démarche à dominante historico-littéraire et pré-sociologique [31]. Par le biais d’un discours qui alterne portraits individuels et scènes collectives, l’auteur essaie par exemple de « rattacher les fils épars » [32] des rapports entre écrivains, artistes et éditeurs de l’époque, rapports déterminés à la fois par des contraintes idéologiques et éditoriales. Ainsi les comités de rédaction de revues telles que L’Artiste et la Revue de Paris, les cénacles réunis autour de Charles Nodier et de Victor Hugo, les ateliers et les théâtres sont traités en tant que noyaux d’un véritable réseau artistique favorisant la circulation d’idées et le développement d’une sociabilité inédite [33]. Les doctrines républicaines et utopistes diffusées autour des Trois glorieuses sont également incluses afin de montrer l’hétérogénéité des « ramifications provenant du même tronc » [34].
      Dans ce volume, l’illustration est un moyen de recherche plutôt qu’une fin. Au sein d’une argumentation centrifuge, dépourvue de critères systématiques dans l’analyse des différents sujets abordés, la vignette est envisagée, d’entrée de jeu, dans sa valeur documentaire. On retrouve les intérêts premiers du Champfleury romancier des mœurs parisiennes et provinciales dont le souci est de sauvegarder, à l’aide des images, le plus grand nombre d’informations possibles sur la société romantique : « à la place Royale, de même qu’à l’Arsenal [35], précise l’auteur, les femmes étaient nombreuses. Qui voudra les voir dans leur élégance (…) devra consulter l’œuvre de Tony Johannot, certaines lithographies de la première manière de Gavarni et, pour les détails de costumes et de coiffures, les dessins sur pierre de Devéria » [36]. La nouveauté de la démarche par rapport à celle des études précédentes sur la caricature et l’imagerie populaire – travaux où Champfleury avait également soutenu la légitimité historiographique du support iconique – consiste alors dans le fait que les vignettes se donnent à lire comme une image du monde intellectuel et artistique, et ce non seulement d’un point de vue social. Elles combleraient les lacunes qu’une production littéraire fumeuse et insuffisamment critique laisserait à la postérité :

 

Aux salons romantiques il a manqué un observateur discret, un La Bruyère teinté de Mérimée, qui, impassible, eût écouté sans s’y mêler les discussions littéraires des divers groupes, qui eût regardé les rapports entre les jeunes hommes et les jeunes femmes de l’époque. On était jeune, on s’aimait, je ne le nie point ; mais les morsures à la peau et au cœur, les regards fatals, les désespérances de damnés inscrits dans les œuvres d’imagination d’alors, ne sont-ils pas quelque peu superficiels et d’épiderme [37] ?

 

L’idée d’image parlante, expliquée par l’écrivain dans l’Histoire des faïences patriotiques (1867) et défendue au fil de ses travaux d’érudition sur l’imagerie [38], montre son efficacité dans l’analyse de l’art du XIXe siècle, dans la mesure où elle est adaptée aux milieux culturels de la Monarchie de Juillet dont elle interroge les fondements théoriques d’une part, les pratiques sociales et expressives de l’autre. L’auteur y fait allusion, par exemple, à propos d’Alfred et de Tony Johannot : « on sait donc peu de choses sur les deux Frères, souligne l’auteur, il faut les étudier dans leur œuvre ; elle est parlante et en la feuilletant il est facile de se faire une idée du petit art et de la société de l’époque » [39].

 

L’illustration : une interprétation valorisante du texte littéraire ?

 

      Or, l’impératif méthodologique de « faire parler les images en tant que telles » se manifeste dans la rigueur avec laquelle Champfleury propose l’historique et l’analyse des vignettes. L’auteur renonce souvent à commenter les figures reproduites dans le volume mais puise dans la presse de l’époque des articles pertinents. Certes, l’Histoire du Romantisme de Gautier est bien convoquée mais le Salon de 1831 de Gustave Planche reste pour Champfleury une référence incontournable lorsqu’il analyse de manière plus détaillée le style des dessinateurs Célestin Nanteuil et Tony Johannot – auxquels l’auteur accorde une place de choix. Toutefois, l’auteur recourt fréquemment à la description d’illustrations moins accessibles au public. Une telle intermittence entre images parlantes et images en paroles invite celui-ci à participer au décryptage du support iconique. En effet, Champfleury laisse le lecteur prolonger dans sa tête le travail de l’historien. Au sujet par exemple du frontispice réalisé par Célestin Nanteuil pour le recueil La Cape et l’épée (1837) de Roger de Beauvoir, l’écrivain juxtapose vers et ekphrasis :

 

A prendre pour texte le morceau de poésie, l’Ange, du volume la Cape et l’Epée, de Roger de Beauvoir, voici trois vers que Célestin Nanteuil choisit pour en faire le sujet de son frontispice :

Inès, la bouche en cœur, à son nain souriait,
Un nain difforme, épais et grand comme sa manche ;
La cigale de joie à cette heure en criait.

Ces vers ne manquent pas d’une certaine allure ; mais voyons l’interprétation du graveur. Dans un parc, au fond duquel se profilent des pins élégants, Inès tend sa coupe à un nain qui, avec peine, soulève une cruche historiée. Comme entourage et pour donner plus d’importance à la scène, un chevalier, un ménestrel se font face et coupent l’horizon par une banderole sur laquelle sont écrits en caractères de fantaisie le titre du poème, le nom de l’auteur : dans le bas un groupe de saintes et d’anges forme console et support à la composition [40].

 

Tout en s’inscrivant dans le régime classique de la description d’images, Champfleury s’arrête sur la disposition de l’image et sur les gestes des personnages pour souligner, à la fois, la richesse de la composition et le caractère théâtral de la scène. En attribuant au lecteur un rôle actif dans la réception d’images à la fois visuelles et mentales, il juxtapose ainsi les deux textes tout en favorisant la comparaison entre le tercet de Roger de Beauvoir et la réélaboration de Nanteuil vue dans la description. On constatera que Champfleury est orienté vers une notion interprétative de l’illustration, qui tend à conférer au dessin une certaine autonomie à l’égard du texte de référence. Encore à propos de Célestin Nanteuil :

 

L’art qu’appliquait le graveur à ces produits intellectuels de diverse nature était quelque peu factice, empruntant ses accessoires au domaine du théâtre et du roman : j’entends par « factice » tout un personnel de personnages fictifs, d’archanges et de figures démoniaques des deux sexes. Pour encadrer ce petit monde, Célestin Nanteuil trouva un style de fantaisie mi-gothique mi-Renaissance qui tient du rêve : il créa des allongements maniérés, vaporeux, pour des attitudes de femmes qui lui appartiennent en propre, qui ont leur charme et qu’on ne peut pas oublier. Ce n’est certes pas le monde réel, c’est une danse de willis romantiques qui troublent l’esprit de ceux qu’elles regardent avec leurs yeux allongés se promenant dans diverses directions [41].

 

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[27] Il s’agit par ailleurs d’une démarche qui fait écho aux enquêtes menées par l’auteur pendant les années 1840 et 1850 autour de personnages bizarres et marginalisés. Ces études furent notamment recueillies dans le volume de récits biographiques Les Excentriques (1852).
[28] Pseudonyme de Paul Lacroix.
[29] A ce sujet, des perspectives intéressantes sont apportées par la thèse de Marine Le Bail : L’Amour des livres la plume à la main : écrivains bibliophiles au XIXe siècle, soutenue à l’Université Toulouse Jean-Jaurès en 2016 sous la direction de Fabienne Bercegol et de Françoise Mélonio.
[30] VR, p. 285.
[31] L’auteur n’affronte la question « A quels indices se reconnaît la vignette romantique ? » que dans l’introduction de la bibliographie. Il se limite à répondre évasivement : « A sa flamme, à son indépendance, à la matière qu’elle choisit pour s’exprimer en toute liberté ». Autrement dit, la vignette romantique se définirait par son caractère indéfinissable (VR, p. 333).
[32] VR, p. 233.
[33] Sur les cénacles et les sociabilités littéraires au XIXe siècle, voir la Revue d’Histoire littéraire de France, vol. 110, 2010/3 ainsi que les travaux d’Anthony Glinoer et de Vincent Laisney.
[34] VR, p. VI. Un chapitre est consacré aux principaux mouvements politiques de l’époque, tels que ceux des républicains, des humanitaires, des saint-simoniens.
[35] Il s’agissait, respectivement, des salons organisés par Victor Hugo et par Charles Nodier, nommés à partir des quartiers de Paris où ils avaient lieu.
[36] VR, p. 105.
[37] Ibid., p. 101.
[38] « Il en est autrement de la faïence parlante qui fournit des détails de mœurs, des témoignages d’aspirations patriotiques, des cris que les historiens seront étonnés de lire sous l’émail, qu’on n’avait pas été habitué à regarder jusqu’alors comme une source de documents » (J. Champfleury, Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution, Paris, E. Dentu, 1867, p. 1).
[39] VR, p. 254.
[40] VR, pp. 278-279.
[41] Ibid., p. 278.