Le réel comme image
- Christof Forderer
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      L’espace urbain tel que cet observateur le voit englobe une œuvre toute faite :

 

Enfin, j’ai le fond, les deux trouées de la rivière avec les quais, la Cité triomphale au milieu, s’enlevant sur le ciel. Ah ! ce fond, quel prodige ! On le voit tous les jours, on passe devant sans s’arrêter, mais il vous pénètre, l’admiration s’amasse ; et, une belle après-midi, il apparaît. Rien au monde n’est plus grand, c’est Paris lui-même, glorieux sous le soleil [29].

 

Dans l’espace urbain il y un « fond », difficile à repérer, mais offrant à celui qui le repère le tableau qu’il veut peindre. La production d’une œuvre picturale se base sur la saisie d’une image révélée par le réel. La ville de Paris contient elle-même l’image qui représente Paris.

 

Tableau naturel et « double du réel »

 

      Chez les auteurs comme Balzac et Zola, la phantasmagorie admettant un réel qui a l’aspect d’une image s’inscrit dans une double démarche réaliste. Premièrement, un des fondements de cette fantasmagorie est la nouvelle valorisation du champ du visuel suite à la compréhension de celui-ci comme expression d’une « parole muette ». Deuxièmement, l’attribution d’un caractère d’image à une scène réelle peut faire partie d’une écriture voulant se dissimuler au profit de l’illusion du réel. Cela dit, le lien entre la perception du réel comme image et le rapport au réel est pourtant plus complexe dans les textes auxquels les citations sont empruntées. Si le brouillage entre scène réelle et image semble ancrer la narration dans l’existant et ainsi renforcer l’effet de réel, il annonce, sur le plan de l’histoire racontée dans la nouvelle de Balzac et dans le roman de Zola, une perte de contact avec le réel.
      Le personnage de la Maison du chat qui pelote identifiant la scène autour d’Augustine à un tableau de l’école hollandaise se méprend en effet au sujet de cette femme, justement à cause de cette superposition. A la suite de la contemplation de cette scène, le peintre Sommervieux, tombé amoureux, épousera Augustine et nouera ainsi une mésalliance vouée à l’échec. La confusion entre cette scène et un tableau est son propre piège. Le caractère trompeur de ce genre de perception se montre à travers la comparaison du processus se déroulant lors de la contemplation d’un vrai tableau, comme par exemple Bethsabée dans le bain de Rembrandt, et celui se déroulant lors de la contemplation d’un soi-disant « tableau naturel ». Lors de la contemplation du tableau de Rembrandt, on a, dans une certaine mesure, également affaire à une vraie femme : Hendricke Stoffels, le modèle (et la maitresse) de Rembrandt. Mais à la différence de la femme vue dans le tableau naturel (Augustine), Hendricke n’est pas là « en chair et en os ». Elle n’est présente qu’en tant que femme représentée. Ce n’est pas elle qui incarne Bethsabée, la figuration incombe uniquement à la représentation d’Hendricke [30] (la réelle Hendricke reste en tant que modèle au-deçà du tableau). Dans le cas du tableau de Rembrandt, l’image physique (la toile avec ses pigments) constitue une paroi infranchissable entre Hendricke et la femme apparaissant comme « objet-image » (la toile interrompt le monde rempli des présences physiques et ouvre un espace dédié aux présences non réelles, des présences « flottantes »).
      Le fait que, dans le « tableau naturel », la tripartition constituant une image soit incomplète (l’image physique est manquante) a pour conséquence qu’Augustine est chargée en elle-même de qualités qu’Henrickjie ne prend qu’en tant que femme représentée. L’accès immédiat d’Augustine au statut d’image (sans se « déprésentifier » comme l’Henrickjie de Rembrandt, lors du passage en une « objet- image ») représente en fait une forme de refoulement. La transposition de la femme physiquement présente en une femme apparaissant dans un tableau constitue un déni de sa réalité de fille de la petite bourgeoisie. Elle est échangée contre un « double » du réel (sous le titre Le réel et son double, Clément Rousset a décrit des formes de dédoublement exprimant le refus de voir le réel [31]). Dans l’histoire que Balzac nous raconte, Augustine payera les frais de cette ascension dans l’univers d’un tableau.
      Dans le roman L’Œuvre de Zola, le rapport entre l’assimilation du réel à l’image et une démarche réaliste est plus évident ; mais, l’égarement à laquelle cette forme de perception mène est encore plus néfaste. Comme chez Balzac, la perception du réel comme image a pour contexte une histoire ayant un peintre comme personnage central : Claude, férocement opposé à l’académisme et obsédé par son ambition de transposer le visible « tout cru » dans un tableau. Sur ce plan, le passage commenté ci-dessus qui présente un paysage urbain intégrant une texture picturale ne renvoie pas uniquement à la recherche d’un texte transparent. Plus directement, la description du narrateur reflète la vision du peintre lui-même. Persuadé que l’art peut « tenir toute la nature sur une toile » [32] et qu’il suffit « d’étendre la main pour créer les chefs œuvres » [33], Claude ne croit aucunement à une frontière entre le réel et l’art : « Quand il traversait Paris, il découvrait des tableaux partout, la ville entière, avec ses rues, ses carrefours, ses ponts, ses horizons vivants, se déroulait en fresques immenses, qu’il jugeait toujours trop petites, pris de l’ivresse des besognes colossales » [34]. Pour le peintre Claude, Paris se présente comme un « tableau naturel » car le tableau qu’il veut créer, doit être Paris [35].
      Cette négation de la frontière entre le réel et l’image se termine par un renversement qui démontre la démesure de ce réalisme radical. La conviction que l’image peut contenir le réel, d’abord force propulsive d’un nouvel art radicalement réaliste, devient une idée destructrice. La femme du peintre sera la victime de cette volonté devenue folle de transgresser la frontière entre l’image et le réel. Le peintre remplace la passion pour sa femme Christine par l’obsession de la représenter dans un tableau ; devenant un « Pygmalion à rebours » [36], il désespère ensuite du fait de ne pas pouvoir rendre vivant ce substitut.
      Après avoir conduit à la confusion entre le réel et l’image, le « tourment du vrai » [37] se termine finalement dans « l’exaltation de l’irréel » [38]. Echouant dans ses tentatives à peindre la ville de Paris, qui pourtant, croit-il, fournit elle-même sa représentation (« une belle après-midi », le « fond » « apparait »), Claude recourt finalement à un symbolisme style « Gustave Moreau » : Contre toute vraisemblance réaliste il plante le corps mythologique d’une femme nue censée « incarner dans cette nudité la chair même de Paris » au centre de son paysage urbain. A travers cette histoire tournant au fétichisme et au symbolise, le roman de Zola rappelle clairement la différence essentielle entre le réel et l’image.

 

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[29] Ibid., p. 250.
[30] La femme que le contemplateur du tableau de Rembrandt voit a une double signification : elle est le portrait de la maîtresse (du modèle) de Rembrandt et l’incarnation de Bethsabée ; voir O. R. Scholz, « Abbilder und Entwürfe. Bilder und die Srukturen der menschlichen Intentionalität », dans K. Sachs-Hombach (éd), Bildtheorien. Anthroplogie und kulturelle Grundlagen des Visualistic Turn, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 2009, p. 156).
[31] Cl. Rousset, Le réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, 1976.
[32] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., p. 281.
[33] Ibid. p. 236.
[34] Ibid.
[35] La dissolution de la frontière entre le réel et l’image ne se montre pas uniquement à travers une perception de Paris comme image, mais également, inversement, à travers la perception d’un tableau comme élément de la réalité : « L’œuvre, quand elle fut posée sous la clarté morte du vitrage, l’étonna lui-même par sa brutalité ; c’était comme une porte ouverte sur la rue, la neige aveuglait, les figures se détachaient, lamentables, d’un gris boueux » (Ibid. p. 238).
[36] B. Vinken. « Pygmalion à rébours: Fetichismus in Zolas Œuvre » (dans G. N. Matthias Mayer, Pygmalion. Die Geschichte des Mythos in der abendländischen Kultur, Freiburg i. Br, Rombach, pp. 539-621).
[37] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., p. 386.
[38] Ibid.