Le réel comme image
- Christof Forderer
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Tableau naturel et « parole muette »

 

      L’amalgame entre réel et image, que le terme de « phantasia perceptive » permet de comprendre sur le plan phénoménologique, relève, sur le plan de l’histoire culturelle, du nouveau rapport au visible mentionné succinctement au début de cet article. L’intérêt accru apporté au champ du visuel depuis l’époque de la « pulsion scopique » ne se limite pas uniquement à la mise en question des normes réglant l’accès à la représentation picturale [18]. Il va de pair avec un brouillage de la frontière entre les choses et les signes. En se référant à Balzac qui, écrit-il, « installe son lecteur devant les hiéroglyphes entrelacés sur la façade branlante et hétéroclite de La Maison du chat qui pelote », et comparant l’attention de celui-ci à l’égard de la façade à celle d’un Cuvier « reconstituant un monde à partir d’un fossile » [19], Rancière constate l’émergence d’un nouveau « régime esthétique ». Celui-ci serait caractérisé par une « indistinction tendancielle » entre « la raison des agencements descriptifs et narratifs » et l’« interprétation des phénomènes du monde historique et social »; « un régime d’équivalence entre les signes du roman nouveau [le roman réaliste] et ceux de la description ou de l’interprétation des phénomènes d’une civilisation » [20] aurait vu le jour.
      Cette nouvelle conception du visible comme portant « les marques du vrai sous forme de traces et d’empreintes » [21] concerne directement le statut de l’image. La connexion traditionnelle entre le « visible et le dicible » se reconfigure. Ce n’est plus le peintre – ou le poète qui peint avec ses mots – qui associe le visible à un dicible ; c’est le visible lui-même qui contient, en tant que vie matérielle de la société, une « parole muette » [22]. « L’image n’est plus l’expression codifiée d’une pensée ou d’un sentiment. Elle n’est plus un double ou une traduction, mais une manière dont les choses mêmes parlent et se taisent. Elle vient, en quelque sorte, se loger au cœur des choses comme leur parole muette » [23].
      La perception du réel comme image, telle qu’elle est développée dans la nouvelle de Balzac, s’inscrit dans cette intégration du dicible (en tant que parole muette) dans le visible. L’existant peut maintenant facilement osciller entre le réel et l’image car, à la suite du nouveau « partage du sensible », il contient dans sa matérialité ce passage entre le visible et le dicible que les arts avaient établi jusqu’ici artificiellement : à présent, le peintre (ou l’écrivain) rencontre ses œuvres dans le champ visuel du monde. S’il est attentif, il tombe sur un objet du monde qui l’ « arrête ». Son travail consiste ensuite à transposer ce « tableau naturel » du medium de la vie réelle à celui de sa toile ou de son texte.

 

Tableau naturel et texte transparent

 

      La littérature réaliste tente souvent de créer chez le lecteur l’illusion d’être, au moment de la lecture, dans la vie réelle. L’aboutissement de cette recherche est un texte dont le lecteur est censé oublier la textualité : un texte apparemment transparent. L’assimilation du réel à l’image peut être au service de cette apparente présence immédiate du réel. Prétendre qu’il s’agit d’un « tableau naturel » introduit en effet l’illusion que l’image construite par l’hypotypose du narrateur est la transposition d’une image composée par le réel lui-même. En présentant un « tableau naturel », le texte cache ses propres apports à travers la construction d’un réel les contenant apparemment naturellement. La fiction du « texte trouvé », courante dans une littérature soucieuse de convaincre de sa véracité, relève d’un procédé analogue.
      Dans le cas de la phantasmagorie d’un réel se confondant avec une image, l’ « effet de réel » se produit ainsi d’une façon différente de celle décrite par Roland Barthes dans son célèbre article [24] : non à travers des passages descriptifs (ou énonciatifs) dépourvus de toute fonctionnalité sur le plan de l’architecture sémantique du texte et apparaissant ainsi comme la simple signature du réel, mais, tout au contraire, à travers des éléments contenant un supplément sémantique (ou esthétique) tout en faisant semblant que celui-ci n’est que le reflet d’un surplus produit par le réel lui-même.
      Une description du paysage urbain de la Cité de Paris tirée de L’Œuvre de Zola démontre une picturalisation du réel entrainant cet effet de transparence du texte. Des éléments qui relèvent de la structuration établie par l’écriture (et qui appartiennent en fait à l’« objet-image ») ont infiltré le réel lui-même (ces éléments sont marqués par des caractères en italique) :

 

[…] au premier plan, au-dessous d’eux, c’était le port Saint-Nicolas, les cabines basses des bureaux de la navigation, la grande berge pavée qui descend (…). Puis, au milieu, la Seine vide montait, verdâtre, avec des petits flots dansants, fouettée de blanc, de bleu et de rose. Et le pont des Arts établissait un second plan, très haut sur ses charpentes de fer (…) En dessous, la Seine continuait, au loin on voyait les vieilles arches du Pont-Neuf (…) Tout le fond s’encadrait là, dans les perspectives des deux rives : sur la rive droite, les maisons des quais, (…), sur la rive gauche, une aile de l’Institut, la façade plate de la Monnaie, des arbres encore, en enfilade. Mais ce qui tenait le centre de l’immense tableau, ce qui montait du fleuve, se haussait, occupait le ciel, c’était la Cité, cette proue de l’antique vaisseau, éternellement dorée par le couchant (…). C’étaient des lumières vives, des ombres franches, une gaieté dans la précision des détails, une transparence de l’air vibrante d’allégresse [25].

 

Le réel a brulé, en quelque sorte, une étape : il s’ordonne lui-même dans une structure composée par une suite de « plans », et il se choisit même un style de présentation – il préfère le « style net » (« précisions de détails ») au « style flou ». L’emploi d’un vocabulaire emprunté au domaine de la peinture suggère que les structures visuelles sont déjà « présentes dans le monde, pointillées » et que « le crayon ou le pinceau n’auraient plus qu’à passer » (comme le dit Merleau-Ponty à propos de la « conception prosaïque de la ligne comme attribut positif et propriété de l’objet en soi » [26]) Le réel s’est approprié ce qui n’appartient en réalité qu’à sa représentation (au réel montré par une « objet- image »). On peut commenter ce genre de description par l’observation ironique de Max Frisch lors d’une promenade à Paris : le paysage urbain aurait l’air « de s’être adapté aux couleurs des palettes célèbres » [27].
      A la fin de la description, la scène perçue bascule même explicitement dans le mode d’être d’une « objet-image» : elle fait émerger un aspect qui n’est plus celui d’un réel présent, mais d’une visibilité désincarnée, donc analogue à celle d’une « objet-image » : « Et la vie de la rivière, l’activité des quais, cette humanité dont le flot débouchait des rues, roulait sur les ponts, venait de tous les bords de l’immense cuve, fumait là en une onde visible, en un frisson qui tremblait dans le soleil » [28]. Dans sa propre réalité, Paris se transsubstantie. Il abandonne sa matérialité et devient « une onde visible ».

 

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[18] Dans La Maison du chat qui pelote, la réaction du père d’Augustine, le marchand Guillaume, témoigne de ce bouleversement : il s’indigne de « voir en peinture ce qu’on rencontre tous les jours dans notre rue » (p. 57).
[19] J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 58.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 59.
[22] J. Rancière, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Fayard, 2010.
[23] J. Rancière, Le Destin des images, Paris, La fabrique, 2003, p. 21.
[24] R. Barthes, « L’effet de réel », Communications 11, p, 1968.
[25] E. Zola, L’Œuvre, préface de Bruno Foucart, édition établie et annotée par Henri Mitterand. Paris, Gallimard, 1983, pp. 246 et 247.
[26] M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Op. cit., p. 72. La description de Zola provient d’une attitude visuelle à laquelle Goya s’opposait en commentant sa propre perception d’un paysage par le propos qu’il ne voyait « aucune ligne » (cité par T. Ingold dans Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, traduction de l’anglais par H. Gosselin  et H.-S. Afeissa, Bellevaux, édition Déhors, 2017, p. 284.
[27] M. Frisch, Tagebuch 1946-1949, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1950, p. 272.
[28] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 247 et 248) (mis en italique par nos soins).