La lisibilité du tissu :
le cas des prisenti de Gibellina

- Valeria De Luca
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Figs. 1 à 4. Al. Boetti, Prisenti, 1985

Figs. 5 à 7. N. Mahdaoui, Prisenti, 1993

Fig. 8. S. Burhan, Prisenti, 1986

Fig. 9. M. Nereo Rotelli, Prisente, 2004

Fig. 10. R. Boero, Prisenti, 1992

Fig. 11. I. Ducrot, Prisente, 1991

Fig. 13. P. Consagra, Prisente, 1984

Fig. 15. G. Turcato, Prisente, 1989

Les prisenti de Gibellina

 

      C’est dans cet enchevêtrement entre texture et mémoire et en particulier entre artisanat, pratiques culturelles et artistiques et un projet social, voire politique, que les prisenti ont assumé et rêvent aujourd’hui un rôle excentrique et non pas moins important dans le patrimoine socio-culturel de la Sicile occidentale, ainsi qu’à l’égard des relations entre texte et image.
      L’histoire des prisenti est en effet une histoire d’enfouissement de vestiges passés et, pour ainsi dire, d’exhumation d’une nouvelle trace pour une mémoire à venir. La tradition de fabrication des prisenti, des longs draps de tissu remonte au XVIe siècle, lorsque des paysans des villages de Gibellina et de Santa Ninfa trouvèrent un crucifix sur le chemin de retour après une foire au bétail. Ils posèrent le crucifix sur un chariot et s’arrêtèrent à l’entrée de Gibellina ; à cet endroit, les habitant du village décidèrent de bâtir une église et de célébrer une fête tous les trois ans. Ainsi, le crucifix fut installé dans l’église baptisée « du Seigneur » (en dialecte : de lu Signuri) et la célébration consista en une Procession d’un long drap en velours ou en soie qui était offert au crucifix en signe de remerciement [22]. Ensuite, vers le XVIIIe siècle, suite au succès de cette fête auprès de la population, on institua un Palio ; c’est à cette occasion que le drap processionnel prend le nom de Prisente [23], originairement réalisé avec des fils de soie brodés à la main formant des petites fleurs colorées en signe d’abondance. Jusqu’au XIXe siècle, le prisenti fut réalisé aussi bien en soie qu’en velours et les célébrations continuèrent de manière irrégulière jusqu’à 1966. En janvier 1968, un violent tremblement de terre frappe la Vallée du Belice et détruit plusieurs villages, dont Gibellina. A cette époque, le Gouvernement avait mis en place des moyens pour que les habitants quittent le village rasé au sol vers l’étranger [24] ; cependant, et contre tout espoir, la population, soutenue par un premier groupe d’artistes et d’intellectuels tels que Leonardo Sciascia, Carlo Levi ou Renato Guttuso, ainsi que par Ludovico Corrao, maire de la ville, l’un des protagonistes illuminés de la reconstruction, décide de bâtir le nouvelle Gibellina à proximité du vieux centre désormais inhabitable et non apte à une reconstruction en sécurité. A la place des ruines, l’artiste Alberto Burri, construit l’une des premières œuvres de land art, le célèbre « Cretto », devenu par la suite l’emblème de Gibellina et de la Fondation Orestiadi. Ainsi, sous l’égide de Corrao, le processus de reconstruction s’avère un véritable processus de fondation sociale et culturelle de la ville : sont appelés plusieurs autres artistes (plasticiens, sculpteurs, etc.) qui travaillent côté à côté avec les maçons et la population toute entière. C’est dans ce cadre qu’Alighiero Boetti est appelé aux années 1980 pour collaborer avec une coopérative de brodeuses à la réalisation d’un nouveau prisenti (figs. 1 à 4), auquel font suite, entre 1985 et les années 1990, les autres prisenti exposés à la Biennale de Venise en 1993. A partir de cet élan, ainsi que du procédé artistique propre de Boetti, les prisenti changent de dimension, de fonction, de statut, de signe. Tout d’abord, les nouveaux prisenti sont beaucoup plus longs que les anciens (10 à 11 mètres contre 3) ; en outre, la manière de concevoir les possibilités expressives et l’espace tramé changent considérablement. La plupart des prisenti [25] présentés à la Biennale – mais qui, auparavant, avaient défilé eux-mêmes en Procession à l’instar des anciens – mélangent en effet plusieurs matières outre le velours et la soie, ainsi que des éléments figuratifs « décoratifs » avec des inscriptions textuelles, allant de la calligraphie arabe des prisenti de Nja Mahdaoui (figs. 5 à 7) et de Sami Burhan (fig. 8) au tissage d’une ligne mimant l’écriture, comme dans le cas du Prisente de 2004 de Marco Nereo Rotelli (fig. 9) et la carte, comme celui de 1992 de Renata Boero (fig. 10), en passant par l’hybridation entre tissage et collage du Prisente d’Isabella Ducrot (figs. 11 et 12). A ceux-ci s’ajoutent des prisenti plus traditionnels, tels ceux de Pietro Consagra (figs. 13 et 14) qui reprend les anciens motifs à épine de blé et l’utilisation du velours, de Giulio Turcato (fig. 15).
      Le prisenti d’Alighiero Boetti. Alighiero Boetti – ou Alighiero & Boetti, comme il se faisait appeler dès les années 1960 –, artiste issu de l’Arte Povera et ayant ensuite suivi un parcours transversal à l’Art Conceptuel, au Minimalisme et au Pop-art, travaille à cette époque à un projet inédit d’hybridation entre art et artisanat et de « déterritorialisation » par rapport à l’idée même de conception et devenir de l’œuvre d’art, ainsi qu’à celle d’identité ou signature de l’œuvre et de l’artiste. En effet, dès les années 1970, il conçoit, à partir des cartes géographiques du monde, des tapisseries monumentales – les Mappa (Cartes) – qui retissent les frontières entre les pays et comblent les zones de conflit, d’occupation militaire par un maillage constituant tous les drapeaux des pays du monde. Cette opération se déroule en des temps et des espaces différents : d’un côté, un travail de projet bidimensionnel, effectué par Boetti et ses collaborateurs, et, de l’autre, un travail de réalisation indépendant et autonome, réalisé par des groupes de brodeuses afghanes dans des territoires qui seront ensuite occupés par l’Armée russe en 1979. Le travail se veut à la fois collectif et anonyme, enraciné dans les traditions locales et revendiquant en même temps un changement de statut (de l’artisanal à l’artistique), non pas en vertu de l’apposition d’une signature, mais en raison de sa propre pratique. Comme Boetti même l’affirme,

 

le travail de la carte brodée constitue pour moi le maximum de la beauté. Pour ce travail je n’ai rien fait, je n’ai rien choisi, dans le sens où le monde est ce qu’il est et ce n’est pas moi qui l’ai dessiné, les drapeaux sont ce qu’ils sont et ce n’est pas moi qui les ai dessinés ; bref, je n’ai absolument rien fait : quand l’idée de base, le concept, naît, tout le reste n’est pas à choisir [26].

 

De même, il résume clairement le rôle de premier plan des brodeuses, qui ne se limite pas à une tridimensionnalisation des Cartes :

 

les tapisseries sont réalisées par des femmes afghanes se rapportant à une tradition ancienne, propre à cette zone-là du pays. La pratique du tissage s’arrêta dans les années 20, mais elle a été reprise grâce à mes contrats. Ces femmes sont extrêmement expertes dans le choix des couleurs. Je me trouve face à une culture qui remonte à plus de 200 ans, et lorsqu’il y a cent versions réalisées de la même phrase, il y a cent femmes qui travaillent dont chacune d’entre elles a son propre goût [27].

 

En effet, non seulement les Cartes-Tapisseries sont soumises au temps de la fabrication artisanale, mais elles mutent leur propre forme suivant les événements historiques et les changements politiques de l’époque (notamment ceux qui affectent l’Afghanistan), ainsi qu’au gré d’une créativité émergente propre des brodeuses [28]. A cela s’ajoute, en guise d’inscription plutôt que de signature, un cadre toujours brodé qui délimite chaque Carte, composé par une combinatoire de carrés – autre thème de l’œuvre boettienne – dont chacun tisse une lettre ou un chiffre relatant soit la date et le lieu de fabrication, soit des phrases à la forme oraculaire.

 

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[22] Cet usage, selon de nombreuses études, découle des échanges et de la domination maure en Sicile. Voir à ce sujet O. Sorgi et F. Militello (éds.), Gibellina and the Museum of mediterranean Wefts. History and annotated catalogue, Sicilian Region, CRICD, 2015. Le Musée des trames méditerranées, situé dans la Fondazione Orestiadi de Gibellina nuova (la partie nouvelle du village construite après le tremblement de terre), propose une collection de pièces textiles de différents genres, des prisenti aux habits et costumes de cérémonie provenant de tout le bassin méditerranéen.
[23] Les dénominations s’équivalent. Sont attestées les formes prisente, presente et prisenti pour le singulier et, évidemment, prisenti pour le pluriel.
[24] Pour un approfondissement et des témoignages des jours suivant le tremblement, voir D. Camarrone, I Maestri di Gibellina, Palerme, Sellerio, 2011.
[25] Les photographies des prisenti ont été prises par l’auteur lors de l’exposition « I Prisenti di Gibellina », Palerme, Real albergo dei Poveri, 2 décembre 2016-8 janvier 2017, exception faite pour les figures n° 7 et 8, tirées d’A. Pes et T. Bonifiacio (éds.), Gibellina dalla A alla Z. From A to Z, Catalogo della collezione del Museo d’Arte contemporanea di Gibellina/Catalogue of the Contemporary Art Museum’s collection of Gibellina, Gibellina, Museo d’Arte Contemporanea, 2003. Pour une vue complète du catalogue en ligne, consulter le site Made in SUD, ainsi que le catalogue 45. Esposizione internazionale d’art : Punti cardinali dell’arte / La Biennale di Venezia, Venise, Marsilio, 1993.
[26] A. Boetti dans A. Sauzeau, Catalogue de l’exposition Alighiero & Boetti (1940-1994). Un regard planétaire et une reconnaissance internationale, Paris, Galerie Tornabuoni Art, 19 mars-19 juin 2010, p. 34.
[27] A. Boetti, dans A. Mattirolo (éd.), Alighiero et Boetti. L’ultima opera, catalogo della mostra (Roma, Galleria Nazionale d’Arte Moderna), Rome, Sacs, 1996, p. 47 et suiv.
[28] Sans que l’on puisse attarder sur ce sujet, rappelons brièvement que dans certaines cartes, les drapeaux de certains pays ne correspondaient ni au drapeau en vigueur au moment de leur fabrication, ni au drapeau dessiné dans la carte servant de modèle ou que, par exemple, dans certains cas on assiste à des variations chromatiques inattendues (dans une des tapisseries la mer est tissée en rose).