La lisibilité du tissu :
le cas des prisenti de Gibellina

- Valeria De Luca
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      A l’égard du premier point, Wilém Flusser nous rappelle le propre du geste d’écrire qui fonde le texte en tant que tel, à savoir l’incision (et par le même coup, l’inscription) produite par l’écriture (au bâton, au crayon, jusqu’au stylo). Plus précisément, Flusser affirme que « écrire n’est pas mettre du matériau sur une surface, mais gratter une surface (…) écrire c’est graver (…) c’est faire des inscriptions. Il ne s’agit pas d’un geste constructif, mais d’un geste pénétrant » [7]. Ainsi conçue, la production textuelle – et par là même le texte en tant que tel – se rapproche d’une activité, telle celle donnant lieu à l’image, de constitution et de modelage d’une forme à l’aide d’un outil, et dépendant des spécificités des matériaux employés. De ce fait, ce processus peut être interprété soit sous le prisme d’un mouvement « expressif » – au sens étymologique du terme – qui chercherait à « presser du dedans » pour produire la trace de l’inscription, soit suivant le mouvement inverse, c’est-à-dire celui d’une extraction de la trace, de la figure, du moule de la matière, de la forme [8]. Il en découle deux conséquences importantes : d’une part, la possibilité de réintroduire la notion de lecture mais en lui conférant un sens différent que celui évoqué par Vouilloux et, d’autre part, la possibilité de concevoir le texte et l’image par le biais de la notion de texture. Dès lors que, en production, l’on se focalise sur un geste qui vise à exprimer/extraire une forme/figure, il est en effet possible de comprendre – aussi bien en production qu’en réception – les relations texte-image de manière holistique, à savoir en tant que relations entre des touts et des parties à l’intérieur d’un champ perceptif global qui est à la fois le champ d’action (pratique) du geste et le champ d’interaction plus complexe entre corps, outil, matériau, support et environnement. Dans ce cadre, on peut légitimer la suggestion merleau-pontienne suivant laquelle

 

il n’y a ni composition du tout à partir de moments figuraux abstraits, ni subordination de données de fait à un sens tout puissant, il y a changement des données en sens (…) l’organisation n’est pas en première personne ni en troisième. Comme dans la compréhension d’une phrase la fin réagit sur le début, le sens va du tout aux parties, mais enfin ce tout est suggéré par les parties. Comparer la perception à une lecture. Les « signes » (…) s’inscrivent dans un « champ » qui (…) leur donne valeur situationnelle [9]).

 

Concevoir la perception même à une lecture signifie finalement généraliser un principe d’agencement de signes qui, tout de même ne préexistent en tant que tels ni sur la surface textuelle, ni dans l’expérience de la lecture – comme le soulignent par ailleurs Vouilloux et Herman Parret –. De surcroît, la généralisation de ce principe implique également la possibilité de percevoir les relations elles-mêmes en tant que telles (que ce soit entre un seul élément textuel et un élément figuratif ou entre des formats plus étendus), c’est-à-dire de passer du texte à la texture et, partant, d’élargir le spectre du texte en le reconduisant à son acception étymologique de textum. Sans pouvoir nous attarder sur une notion qui vante une longue histoire, remarquons, suivant les suggestions formulées par la sémioticienne Anne Beyaert, que la texture semble se situer elle-même à la croisée entre l’interne et l’externe, entre la production et la réception en ceci qu’une première acception définit

 

l’apparence d’un objet représenté (…) ce qui se laisserait décrire comme « la chair du monde », l’autre renvoie à une propriété de surface du tableau, c’est-à-dire la « chair de la peinture ». D’un côté, la texture est une fiction du monde offerte à la perception ; de l’autre, c’est une propriété de la surface [10].

 

La texture peut effectivement se référer aussi bien « au grain de la surface d’un objet ou à l’espèce de sensation tactile qu’il produit visuellement » [11], qu’aux différentes propriétés de traitement de la lumière par la masse d’un pigment. Que l’on privilégie l’une ou l’autre de ces acceptions, il n’en demeure pas moins que la texture, ouvre à une perception haptique du visuel, dans laquelle, pour ainsi dire, la matérialité l’emporte sur la surface. Par conséquent, la tactilité suscitée – notamment en réception – par la texture, tout comme sa mise en relief da la matière plutôt que du support, permet d’élargir l’examen des relations entre texte et image aux différentes formes de tridimensionnalité. Autrement dit, cela revient d’un côté à mettre en exergue la part de tridimensionnalité présente même en peinture en tant que travail de la matière – et non seulement en tant qu’effet produit à l’intérieur du tableau – et, de l’autre côté, à thématiser plus spécifiquement les productions – et par là même les pratiques – qui opèrent avec des matières « plates » en les transformant en des entrelacements tridimensionnels. De même, la perception texturale, haptique et tridimensionnelle nous semble tenir ensemble les deux types de lecture précédemment évoqués, en permettant d’explorer, de distinguer, de suivre aussi bien la « figure littérale » du texte – la reconnaissance de graphèmes – que sa « forme plastique », c’est-à-dire la configuration globale de la matière. Ce dernier est précisément le cas des arts textiles – tapisserie, broderie, etc. – et, plus particulièrement des prisenti. En effet, sans que l’on puisse retracer l’histoire des arts du textile en leur intégralité, les œuvres manufacturières issues de différentes traditions semblent globalement se partager, du Moyen Âge jusqu’au au XXe siècle, entre une fonction décorative-représentative et une fonction d’inscription, cette dernière étant normalement associée à une prédominance de motifs plastiques et abstraits disponibles à être reproduits sur d’autres supports matériels, et destinée à l’échange économique et symbolique entre plusieurs civilisations. Pour le dire brièvement, c’est le cas d’une part des œuvres textiles européennes et, d’autre part, des productions fertiles de ce qu’on appelle art islamique [12]).
      Concernant les premières, de nombreuses recherches s’accordent par exemple sur la dépendance qu’elles avaient au XVIIe siècle vis-à-vis des œuvres picturales, en se posant comme format « grand écran » visant à reproduire à une échelle supérieure les sujets et les modalités de représentation majeurs d’une époque donnée. Dans ce sens, la fonction décorative était intimement liée à la figurativité de la matière tissée qui constituait à son tour le moyen de transformer le matériau en un support narratif de type classique. Cependant, à partir du XXe siècle, l’émergence du Fiber Art modifie non seulement la relation du textile à la peinture, mais élargit notamment le spectre expressif du matériau à travers, entre autres, une nouvelle focalisation sur la tridimensionnalité, l’emploi de « fibres » de différents types, l’ouverture à l’abstraction et, par là même, à une nouvelle distribution du visuel et éventuellement du textuel sur la surface et dans le volume des œuvres.

 

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[7] W. Flusser, Les gestes, nouvelle édition augmentée, Marseille, Al Dante, 2014, p. 43.
[8] On se réfère ici à une conception « unitaire » et biunivoque du couple forme/figure qui est déjà présent chez Eric Auerbach (1929) et qui est reprise, entre autres, par Georges Didi-Huberman (1998, 2013). Pour une discussion sur ce thème dans une perspective sémiotique nous nous permettons de renvoyer à V. De Luca et A. Bondì, « Métamorphose des formes, figures de la culture », Formules, n° 20, 2016, pp. 31-49.
[9] M. Merleau-Ponty, Le monde sensible et le monde de l’expression, Genève, MetisPress, 2013, p. 104, nous soulignons.
[10] A. Beyaert, « Texture, couleur, lumière et autres arrangements de la perception », Protée, vol. 31, n° 3, 2003, pp. 81-90, p. 82.
[11] Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992, p. 70 cité in A. Beyaert, Op. cit., (voir note précédente).
[12] Pour un approfondissement sur l’art islamique médiéval voir V.-S. Schulz, « Crossroads of Cloth : Textils arts and Aesthetics in and beyond the Medieval Islamic World », Perspective, n° 1, 2016, pp. 93-108. Pour un aperçu sur l’évolution des arts textiles occidentaux voir R. Froissart et M. van Tilburg, « De la tapisserie au Fiber Art : crises et renaissances au XXe siècle », Perspective, n° 1, 2016, pp. 127-147.