L’informe comme champ opératoire
de la Figure

- Macha Ovtchinnikova
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L’acte de peindre

 

      Dans la dynamique des corps esquissée dans cette étude – corps du spectateur, corps représenté, corps s’échappant, corps sans organes, corps suggéré par des taches – il semble nécessaire d’introduire le corps du peintre. Car c’est précisément l’acte pictural qui semble activer cette dynamique. Didi-Huberman analyse l’acte de peindre de Fra Angelico à travers le prisme de la foi. Le geste du peintre vise à imiter non pas une histoire, mais un « procès », un processus incarnationnel. Ce processus se décline en plusieurs étapes : la présence divine s’imprime dans la matière sous un aspect dissemblable, l’image acquiert un régime visuel qui suggère par sa visibilité, sa matérialité intense la présence divine. Cette présence spirituelle s’incarne dans ce que Didi-Huberman appelle figurae, je cite :

 

Fra Angelico peignait aussi, peignait surtout des figurae au sens latin et médiéval, c’est-à-dire des signes picturaux pensés théologiquement, des signes conçus pour représenter le mystère dans les corps au-delà des corps, le destin eschatologique dans les histoires au-delà des histoires, le surnaturel dans l’aspect visible et familier des choses, au-delà de l’aspect. Les figures en ce sens appartiennent au monde de l’exégèse [...] [15].

 

Pour Deleuze, l’actualité visuelle et les virtualités de la Figure procèdent également de l’acte pictural. Deleuze décrit l’acte de peindre de Bacon en plusieurs étapes : figuration virtuelle et visuelle (prépicturale), figuration « probable », déformation de la figuration « probable », seconde figuration improbable et accidentée.

 

Il y a un premier figuratif, prépictural : il est sur le tableau, et dans la tête du peintre, dans ce que le peintre veut faire, avant que le peintre commence, clichés et probabilités. Et ce premier figuratif, on ne peut pas l’éliminer complètement, on en conserve toujours quelque chose. Mais il y a un second figuratif : celui que le peintre obtient, cette fois comme résultat de la Figure, comme effet de l’acte pictural [16].
Entre les deux, se produit un saut sur place, une déformation sur place, le surgissement sur place de la Figure, l’acte pictural. Entre ce que le peintre veut faire et ce qu’il fait, il y a eu nécessairement un comment, « comment faire ». Un ensemble visuel probable (première figuration) a été désorganisé, déformé par des traits manuels libres qui, réinjectés dans l’ensemble, vont faire la Figure visuelle improbable (seconde figuration). L’acte de peindre, c’est l’unité de ces traits manuels libres et de leur réaction, de leur réinjection dans l’ensemble visuel. Passant par ces traits, la figuration retrouvée, recréée, ne ressemble pas à la figuration de départ. D’où la formule constante de Bacon : faire ressemblant, mais par des moyens accidentés, non ressemblants [17].

 

Pour les deux théoriciens, la Figure apparaît comme un serpentin, un circuit en mouvement perpétuel, travaillé par des souffles divins ou des accidents à répétition. Le geste créateur, l’acte pictural déclenche cette dynamique et organise les forces en une image nouvelle. Visuelle ou figurale, cette nouvelle image a rapport très étroit au temps. Elle ne s’installe pas dans le temps mais y circule et fait circuler le temps à travers elle. « L’esthétique de Fra Angelico serait ainsi une esthétique des confins : l’interminablement visant son objet, son terme : l’image, l’invisible image. Elle serait une esthétique de l’image à venir, une esthétique qui se sait, et même, nous le verrons, qui se montre imparfaite » [18].

 

Temporalité dans la Figure

 

      Dans sa pensée de la relation entre l’image et le temps dans la peinture de Fra Angelico, Georges Didi-Huberman soulève la puissance virtuelle plutôt qu’actuelle de la manifestation visible.

 

Le mot expectative tente de rendre compte de ce paradoxe : qu’une visibilité puisse prendre toute sa valeur, non pas de ce qu’elle montre, mais de l’attente d’une visibilité qu’elle ne montre pas. « Expectative » nommera donc à la fois une attente, et une espèce de mise hors de soi du spectaculaire, qu’on a déjà visée à travers des termes comme « relative défiguration » ou « liquéfaction de l’aspect ». C’est pourquoi le dissemblable porte en lui une si haute valeur théorique ; or cette tache, qui ne montre rien – aucun objet fixe, nommable, aucun aspect stable –, cette tache est là pour préfigurer. Elle a donc, par excellence, la valeur sémiotique prêtée traditionnellement à la fonction de figura. Figurer, en ce sens, ne sera rien d’autre que préfigurer, c’est-à-dire aller au-delà de l’aspect présent et manifeste des choses à représenter [19].

 

La valeur de l’image réside donc dans ce qu’elle pourrait montrer au-delà de toute visibilité manifeste et immédiate, dans ce qu’elle recèle sous forme de potentialités. Le caractère inachevé d’une représentation visuelle travaillée par le dissemblable semble faire écho à la spécificité de l’informe que Didi-Huberman analyse dans l’œuvre de Georges Bataille. Comparable à la puissance du dissemblable ou celui de la Figure deleuzienne, l’informe bataillien serait une puissance de mise en mouvement des formes, l’impact altérant sur les ressemblances, énergie créatrice de formes nouvelles jamais achevées, toujours à venir. Didi-Huberman nomme cela « travail d’inachèvement » [20] : « l’informe, nous l’avons vu, procède de mouvements – horreurs ou désirs –, et non de stases obtenues. Il n’est, il ne sera jamais absolu (il perdrait du même coup sa valeur de démenti). Il tend toujours vers un impossible, il ne réalise en fait que l’impossibilité même d’un résultat définitif » [21].
      Le mouvement de l’informe semble affecter plus particulièrement la forme humaine, la figure humaine. Pour Deleuze, cette figure humaine recèle dans la peinture de Bacon la dimension temporelle. Le temps s’introduit dans les représentations picturales immobiles par la circulation des organes et les variations chromatiques qui traduisent la vie temporelle des corps par opposition au statisme de l’aplat monochrome. Ces différents procédés visent à rendre le temps sensible – le temps en tant que flux porteur de métamorphose.
La représentation du temps semble ici au cœur de l’art pictural de l’espace. Pour révéler la puissance du flux temporel qui traverse les peintures de Bacon, Deleuze recourt au vocabulaire musical : résonance, mouvement, lignes mélodiques, rythme, contrepoints, vibration. La vibration deleuzienne résonne avec la notion de préfiguration de Didi-Huberman. Le mouvement des figures visuelles – mouvement violent assimilé aux chutes et aux projections – semble modeler le flux temporel complexe où le rythme devient sensation et Figure. Le circuit analysé précédemment à partir des réflexions de Didi-Huberman et de Deleuze s’épaissit, s’amplifie et intègre des paramètres sensibles, visuels, virtuels et temporels. L’informe apparaît dans ce circuit comme condition de l’inscription de la Figure dans une dynamique du temps et du mouvement. Ainsi, en opérant dans le champ de l’informe, la Figure intègre l’accident et l’imprévisible qui la rendent insaisissable, toujours en métamorphose, toujours à venir.

 

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[15] G. Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, op. cit., p. 16.
[16] G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, op. cit., p. 62.
[17] Ibid., pp. 62-63.
[18] G. Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, op. cit., p. 81.
[19] Ibid., pp. 118-119.
[20] G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 347
[21] Ibid., p. 167.