Questions à trois créateurs
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Eric Vuillard
Ecrivain et cinéaste, ses œuvres romanesques touchent très fréquemment à des événements historiques en forme de traumatismes, comme le suggèrent déjà leurs titres : Conquistadors (Léo Scheer, 2009), Congo (Actes Sud, 2012), La Bataille d’Occident (Actes Sud, 2013), Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody (Actes Sud, 2014), 14 juillet (Actes Sud, 2016). Son roman sur la Grande Guerre a remporté en 2012 le prix franco-allemand Franz Hessel.

 

Quelles images-sources, quelles images d’archives de la guerre de 14 vous ont influencé dans votre processus de création ?

E.V. Enfant, je feuilletais le petit Larousse illustré avec beaucoup de plaisir, je regardais les images. De la même manière, j’épluchais mes manuels scolaires, m’attardant sur les vieilles photographies, les reproductions de tableaux, les cartes. Les photographies avaient cependant un pouvoir d’attraction plus grand, surtout les portraits. Ainsi, de nombreuses images du passé me sont devenues familières et elles le sont à beaucoup d’entre nous ; il y a là une sorte d’album de famille. Ces photographies se sont déposées en nous où elles forment l’arrière-goût de l’Histoire.

 

Notre perception de la Grande Guerre est médiatisée par les représentations et recréations postérieures qui en ont été faites : y-a-il certaines images ou certains artistes qui vous ont influencé dans votre démarche créatrice ?

E. V. Il y a une photographie qui fait aujourd’hui la couverture de Parabole de Faulkner en Folio, on y voit un soldat à cheval, lance au poing, portant un masque à gaz. C’est une incarnation parfaite des contradictions de la Grande Guerre. Le chevalier du progrès.

 

Y a-t-il une image en particulier qui a nourri votre représentation de la Grande Guerre et qui aurait servi de déclencheur à votre travail ? Pourriez-vous la décrire et la commenter ?

E. V. J’avais vu des photographies des cimetières de la Guerre de 14, avant d’en visiter. Ce qui nous trouble au premier abord, c’est la standardisation de la mort de masse, le grand nombre aligné.
Il faut regarder mieux. Il y a dans ces photographies deux nouveautés, ou plutôt, la même nouveauté peut revêtir deux sens. D’un côté, c’est en effet le nombre et l’uniformisation de la mort, une sorte de travail à la chaîne transposé à la guerre. Mais d’un autre côté, si l’on compare ces photographies des grands cimetières de 14 avec celles de n’importe quel autre cimetière, on découvre que leur uniformité recèle autre chose. Dans nos cimetières, il y a toutes sortes de tombes, simples dalles, caveaux décorés, petites chapelles néo-gothiques, toute une quincaillerie laide et morbide de la différence sociale. Dans la mort même, nous ne sommes pas égaux. Le terrain est d’ailleurs si cher qu’au centre de Paris, les cimetières se séparent de leur fosse commune, qu’on relègue hors les murs.
Or, dans les cimetières de la Guerre de 14, toutes les tombes sont les mêmes, elles sont disposées en damier et aucune ne fait exception. De même, sur chaque monument, dans chaque village, les noms sont gravés avec les mêmes caractères, de la même taille, par ordre alphabétique. Nos vêtements, nos logements, nos tombes, tout nous distingue. Nos vies entières, et jusqu’à notre mort, portent les traces de nos hiérarchies. Ces tombes de la guerre sont sans doute les seules traces matérielles de l’égalité entre les hommes.
C’est que brutalement, en 1914, le pouvoir ne pouvait plus distinguer entres les soldats et les officiers. Le soldat inconnu est un produit de cette sensibilité nouvelle. Après tant de morts, on craignait des désordres, on ne pouvait plus étouffer la grande égalité réelle, il fallait lui laisser quelque chose.
Ce qui m’émeut dans ces photographies, c’est le prix de cette pauvre égalité ; il aura fallu des millions de morts pour obtenir cela.

 

Y a-t-il une image, ou un type d’images, que vous vous êtes au contraire efforcé d’éviter, ou contre lequel votre travail s’est construit ?

E. V. La Grande Guerre est plutôt à l’abri. L’indécence s’est tournée vers la Deuxième Guerre mondiale, pour des raisons évidentes.

 

Selon quelles procédures techniques fabriquez-vous vos images à partir des images sources ? Comment retravaillez-vous les images d’archives ?

E. V. Je pars de photographies que je connaissais. Ce sont des photographies courantes, elles appartiennent à une sorte de patrimoine commun. C’est pour cela qu’elles nous touchent et qu’il faut les regarder mieux. Elles sont notre fond de l’œil.
Il y a des choses que l’on ne peut penser qu’en écrivant, qui ne viennent à nous que de cette manière. Ces photographies, illustrations du Larousse, iconographies de manuels scolaires, la littérature leur fait parfois avouer autre chose. 

 

Comment situez-vous votre travail au sein de la commémoration de la Grande Guerre et de ses manifestations médiatiques et culturelles ?

E. V. Mon livre a été publié en 2012. Je ne me suis pas posé la question.

 

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