14 de Jean Echenoz, une écriture
audiovisuelle de la Grande Guerre

- Rémi Gonzalez
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     Echenoz partage ainsi avec un certain nombre de ses contemporains cette forme d’apprentissage – pour reprendre leurs termes – de la littérature par le cinéma, ce recours au 7ème art pour fabriquer de l’écrit, ou, pour le dire autrement, une approche de la littérature qui consiste à se « faire des films », puisque c’est ainsi que Jean Rouaud, Camille Laurens [7] ou Jean Echenoz lui-même parlent de la fabrication de leurs romans. Dans un entretien accordé au journal suisse Le Temps, toujours en 2012, Echenoz dit : « Il faut que je me représente la scène, comme si j’étais un spectateur face à ce que j’aurais construit comme cinéaste. Je dois me représenter la scène pour la transcrire. Cela, du côté de l’image et du côté du son », l’auteur ajoutant, à propos d’une scène coupée de son roman Ravel : « Je la voyais. Je me la filmais » [8].

 

De l’archive à la fiction

 

      Cependant, avant de composer son film de guerre, l’écrivain nous fait entrer dans le roman par l’intermédiaire d’autres images : des images d’archives. Penchons-nous sur le premier chapitre de 14. Tout commence avec l’arrivée d’Anthime, à bicyclette, un livre fixé à l’engin, au sommet d’une hauteur, en Vendée, « juste une légère butte mais assez saillante pour qu’on pût y bénéficier d’une vue », précise le narrateur. Avant de nous restituer la vision de son personnage, l’écrivain évoque brièvement le paysage sonore de la scène :

 

Anthime arrivé sur cette éminence, un coup de vent tapageur s’est brutalement levé (…). Des mouvements d’air d’une aussi vive, sonore et brusque ampleur sont plutôt rares en plein été dans la région, surtout sous un soleil pareil, et Anthime a dû mettre un pied à terre, l’autre posé sur la pédale, le vélo légèrement penché sous lui pendant qu’il revissait la casquette sur son front dans le souffle assourdissant [9].

 

      La bande-son est ainsi saturée par ce vent inattendu et tonitruant, dont le caractère exceptionnel met le lecteur en alerte, le poussant à questionner la véritable nature du phénomène, et annonce le caractère non moins exceptionnel de cette journée de mobilisation. Mais qu’en est-il de la bande-image ? Suit une description de la vue qui s’offre au personnage : « Puis il a considéré le paysage autour de lui : villages éparpillés alentour, champs et pâturages à volonté » [10]. Et, un peu plus loin :

 

Nous étions au premier jour d’août et Anthime a laissé traîner un coup d’œil sur le panorama : depuis cette colline où il se trouvait seul, il a vu s’égrener cinq ou six bourgs, conglomérats de maisons basses agglutinées sous un beffroi (…). C’était sans doute un plaisant paysage, quoique momentanément troublé par cette irruption venteuse, bruyante, vraiment inhabituelle pour la saison et qui, contraignant Anthime à maintenir sa visière, occupait tout l’espace sonore. On n’entendait rien d’autre que cet air en mouvement, il était quatre heures de l’après-midi [11].

 

      On voit, dès le début de l’extrait, toute l’importance de l’œil et de la vision, dans des paragraphes où l’imparfait domine, imparfait dont Echenoz dit, dans l’entretien pour Le Temps précédemment cité, qu’il est « le temps du panoramique, de la contemplation » [12]. Puis, après les avoir évoqués l’un après l’autre, l’auteur réunit enfin l’image et le son dans une relation d’interdépendance étonnante, quand il affirme que le paysage contemplé par Anthime, certainement agréable en soi, est alors troublé – comme on dit d’une vision trouble – par le souffle du vent. En somme, le son non seulement gêne l’appréciation de l’image mais altère littéralement cette dernière, corrélation improbable qui tend à amalgamer les données visuelles et sonores pour en faire un tout cohérent et indissociable. Cette conjugaison audio-visuelle se trouve accentuée par la mention d’une « irruption venteuse (…) qui (…) occupait tout l’espace sonore ». Expression courante que cet « espace sonore » mais qui, dès lors que le paysage est mis sous la tutelle du vent, c’est-à-dire une fois l’image assujettie au son, ne manque pas de confirmer les propriétés physiques de ce dernier, véritable corps occupant l’espace et mobile au sein de ce dernier, composante d’un complexe audiovisuel inaliénable. Enfin, on notera en fin de paragraphe cette sentence : « On n’entendait rien d’autre que cet air en mouvement », qui, associant l’ouïe au mouvement, achève de mettre le lecteur en condition pour lire ce qui se présente d’emblée comme des images et des sons mêlés. Echenoz poursuit alors :

 

Comme ses yeux passaient distraitement de l’un à l’autre de ces bourgs, est alors apparu à Anthime un phénomène inconnu de lui. Au sommet de chacun des clochers, ensemble et d’un seul coup, un mouvement venait de se mettre en marche, mouvement minuscule mais régulier : l’alternance régulière d’un carré noir et d’un carré blanc, se succédant toutes les deux ou trois secondes, avait commencé de se déclencher comme une lumière alternative, un clignotement binaire rappelant le clapet automatique de certains appareils à l’usine : Anthime a considéré sans les comprendre ces impulsions mécaniques aux allures de déclics ou de clins-d’œil, adressés de loin par autant d’inconnus.
Puis, s’arrêtant aussi net qu’il avait surgi, le grondement enveloppant du vent a soudain laissé place au bruit qu’il avait jusqu’ici couvert : c’étaient en vérité les cloches qui, venant de se mettre en branle du haut de ces beffrois, sonnaient à l’unisson dans un désordre grave, menaçant, lourd et dans lequel, bien qu’il n’en eût que peu d’expérience car trop jeune pour avoir jusque-là suivi beaucoup d’enterrements, Anthime a reconnu d’instinct le timbre du tocsin – que l’on n’actionne que rarement et duquel seule l’image venait de lui parvenir avant le son [13].

 

      Philippe Lançon, dans Libération, le 4 octobre 2012, ne s’y trompe pas quand il note : « Le livre commence par un plan large, en caméra subjective » [14]. C’est bien le point de vue d’Anthime qui nous est offert en plan large et dans un panoramique, le personnage permettant à l’auteur d’impliquer un regard, donc une captation sensible des images et des sons en présence.
      Le protagoniste est dès lors le vecteur de sensations audio-visuelles, devenant en quelque sorte la caméra du narrateur. Nathalie Crom, dans sa critique de 14, repère ainsi que « fluctue (…) la distance avec laquelle [Echenoz] regarde se mouvoir ses personnages – tantôt en surplomb, tantôt à leurs côtés, littéralement parmi eux » [15]. 
      Mais soudain quelque chose d’inattendu apparaît à l’observateur, au sommet des beffrois du village qu’il surplombe, cette alternance de carrés noir et blanc, toutes les deux ou trois secondes, qui semblent lui faire signe en langage morse. Quand le souffle du vent s’arrête, le son qu’il recouvrait parvient enfin à Anthime, lequel comprend que ces carrés mobiles et clignotants ne sont autres que les cloches en branle sonnant le tocsin pour la mobilisation générale. Ainsi cet extrait renvoie-t-il le lecteur à une évocation de l’image cinématographique, que conditionne la double mention du mot « mouvement », et plus précisément à l’image documentaire, d’archive, tandis que l’écrivain insiste sur le noir et blanc des cloches en balance, bichromie qui renvoie aux épreuves photographiques de l’époque, ainsi que sur les notions de « déclenchement », de « déclics », de « clins-d’œil », d’« impulsions mécaniques » et de « clapet automatique », qui rappellent certes à Anthime les « appareils de l’usine » mais qui connotent bien pour le lecteur des appareils photographiques.

 

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[7] Cité par D. Viart et B. Vercier, La Littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005, p. 293.
[8] E. Sulser, « Jean Echenoz, l’invention du roman à moteur », entretien avec Jean Echenoz, Le Temps, 6 octobre 2012.
[9] J. Echenoz, 14, op. cit., p. 8. Nous soulignons.
[10] Ibid., p. 8.
[11] Ibid., p. 9.
[12] E. Sulser, « Jean Echenoz, l’invention du roman à moteur », art. cit.
[13] J. Echenoz, 14, op. cit., p. 9-11. Nous soulignons.
[14] Ph. Lançon, « Echenoz, tranchées dans le vif. Cinq Vendéens envoyés à la guerre dans 14, une miniature de la grande boucherie », Libération, 4 octobre 2012.
[15] N. Crom, « Un roman en forme de méditation sur le destin de cinq hommes et une femme pris dans le maelström de la Grande Guerre », Télérama, 26 septembre 2012.