Collage typographique et readymade livresque
dans la poésie visuelle de Jean-François Bory

- Gaëlle Théval
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Fig. 12. J.-Fr. Bory, Les Nourritures
typographiques,
2006

      Cette dimension est particulièrement mise en avant dans les images elles-mêmes par lesquelles nous prenons connaissance des poèmes-objets. En effet, la plupart des petits assemblages que nous avons pu décrire jusque-là se donnent à voir par l’intermédiaire de photographies, sans que les légendes qui les accompagnent (lorsque légende il y a) précisent quel est le medium premier de l’œuvre (assemblage ou photographie d’assemblage). Qu’il soit ou non délibéré, ce manque autorise à considérer les images comme une incarnation possible de l’œuvre, or il est frappant de constater que ces reproductions partagent avec les photomontages une esthétique commune marquée par une certaine morbidité. Reproduits en noir et blanc, les photomontages et photographies d’assemblages sont peu contrastés, donnant à l’ensemble une tonalité grisâtre ou bien à l’inverse saturés de noir, à l’instar de « L’Eternité » où, selon les versions, un ou plusieurs livres ouverts semblent flotter dans un espace indéfini, uniformément noir. Se dégage de l’ensemble une forme de mélancolie, inhérente au médium photographique selon Barthes [24], qui fige son sujet dans un « ça a été » mortifère.
      Qu’on l’envisage du point de vue de son utilisation de la lettre, réifiée dans des agglutinations ou des poèmes-objets, du texte, fantôme désigné mais absent, ou du livre, monument ou tombeau voué lui aussi à la disparition, l’œuvre de Bory semble portée par une méditation sur la mort et la vanité, et tendue vers le figement, dans ce qui pourrait apparaître comme une vision résignée de la création poétique. Si une observation de chacun des poèmes semble confirmer cette tendance, une mise en perspective plus globale de l’œuvre nous montre qu’au sein de cette apparente réification se profile un mouvement qui vise sinon à passer outre, du moins à conjurer ce figement mortifère par la mise en œuvre de ce que nous nommerons une poétique de la transmédiation.

 

Poétique de la transmédiation

 

      Résolument intermédiatique de par la confrontation perpétuelle du texte et de l’image qui s’y donne à lire, la poésie de Bory se caractérise en effet également par des phénomènes constants de passages, de reprises, de transformations, pouvant concerner tant l’écriture que le livre même.
      Ainsi le « Poème » paru dans Made in machine se compose de la définition du mot « poème » extraite d’un dictionnaire. Reproduite telle quelle, en typographie, elle est par la suite transposée deux fois à la main, l’une lisible, l’autre illisible. Absent du texte qu’il n’écrit pas, selon le principe du ready-made, le sujet y fait ainsi retour via l’écriture manuscrite, le remettant, par là même, en mouvement. Dans la note préliminaire de Post-scriptum, le poète indique : « Dans la plupart de mes textes et en particulier dans les textes qui suivent il s’agit de l’absorption (ou de la déjection) d’un moyen d’information par un autre ». Outre les séries photographiques, où le livre est mis en scène comme objet, cette absorption se donne également à voir dans la récurrence avec laquelle revient le motif du livre : dans les ouvrages exclusivement typographiques comme Bienvenue Monsieur Gutenberg ou Les Nourritures typographiques revient ainsi une vignette, toujours la même : l’icône informatique servant à représenter le livre, présentée agrandie, dans une résolution de mauvaise qualité laissant volontairement apparaître les pixels composant l’image, qui se signale comme empruntée à l’univers informatique de cette manière (fig. 12).
      « Quand j’écris un texte, je vois le livre, j’imagine la maquette (…) Parce que pour moi, l’écriture c’est dans un objet » [25]. Le livre comme objet préexiste donc à l’élaboration du poème, censé s’y adapter, mais cette primauté accordée au medium ne se fait pas sans résistance. Ainsi de nombreux poèmes visuels de Bory exploitent-ils tant le format du livre que le cinétisme permis par la succession de ses pages mais, dans certains cas (notamment Saga et Spot [26]), le poème en vient littéralement à déborder de cet espace :

 

Les textes actuels en fait sont des textes de très grande dimension tels que par une lecture on ne puisse jamais les comprendre tout entier en même temps. L’espace typographique lui-même est un espace conquis sur un espace plastique qui lui résiste et qui est refoulé par celui du discours [27].

 

      L’espace du livre se révèle comme tel, sonnant le glas, d’après l’auteur, de la lecture « confortable », invitant le lecteur à devenir actif, dans la perspective de l’« œuvre ouverte », et à conjurer le caractère potentiellement figé et mortifère du livre, tout en dessinant le possible d’un après le livre :

 

A la limite le but d’un livre c’est pour qu’il n’y ait plus de livres. Car il ne s’agit plus de comprendre ou d’exprimer mais d’être pris dans le texte même du monde, du quotidien. (…) Aujourd’hui déjà l’esprit rebute à lire un texte traditionnellement linéaire, car il s’agit désormais de lire le textemonde. (…) Chaque livre visuel prépare à ce plus grand éclatement. Il s’agit de voir ici le dispositif d’une émotion placée dans notre espace… le livre enfin considéré comme méthode, songe, montre, enfante des formes concrètes [28].

 

La pratique, généralisée chez Bory, de la réédition constante de ses poèmes qui ne cessent de circuler d’un recueil à l’autre, s’envisage également dans cette perspective. Chez le poète, toute anthologie ne peut être que « provisoire » [29], assemblage momentané de poèmes voués à être remis, perpétuellement, en circulation, passant outre la clôture du livre-tombeau.
      « Pour en finirrecommencer avec l’écriture » [30] : l’usage singulier fait par Jean-François Bory des pratiques de collage, photomontage et ready-made au sein de son œuvre de poésie visuelle participe ainsi d’un rapport complexe à l’écriture. Mise en congé par ces gestes qui lui substituent l’idée de fabrication et de recyclage, lorsqu’il devient impossible de produire du « nouveau », elle se voit, par un processus d’objectivation, repensée, remise en perspective, dans sa matérialité propre ainsi que celle de ses médiations. Il s’agit donc bien, pour le poète, de finirrecommencer, c’est-à-dire de remettre l’écrit en circulation perpétuelle, dans un jeu constant voué à échapper au figement mortifère du livre-tombeau.

 

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[24] R. Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980.
[25] Entretien dans Poésure et peintrie, op. cit., p. 354.
[26] Paru dans Post-scriptum, op. cit, repris dans Anthologie provisoire, op. cit., pp. 63-77.
[27] J.-F. Bory, Avant-propos de « Spot », dans Post scriptum, op. cit.
[28] J.-F. Bory, « Note 1 », Ibid.
[29] C’est le titre de trois recueils de l’auteur : Poésies provisoires, Vérone, Laser édition, 1990, Anthologie provisoire, op. cit., et Provisoire, Paris, La Maison d’été, 2012.
[30] Dans Sgowefygtom ! Sgowefygtom !, op. cit.