Collage typographique et readymade livresque
dans la poésie visuelle de Jean-François Bory

- Gaëlle Théval
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Fig. 6. J.-Fr. Bory, Post-
scriptum
, 1970

Fig. 7. J.-Fr. Bory, Post-
scriptum,
1970

Fig. 9. J.-Fr. Bory, « La mort de
l’auteur », 1979

Fig. 10. J.-Fr. Bory, « L’Eternité », 1971

Fig. 11. J.-Fr. Bory, « Portrait de
l’auteur arrivé », 1978

      Le sens du poème réside alors moins dans son texte que dans le geste de recopiage dont il procède. Or ce geste d’indexation propre au ready-made est systématisé et poussé à l’extrême dans la poésie de Bory où le texte imprimé ne fait, souvent, que désigner d’autres textes. Si, guidé par le titre et la disposition typographique en « vers » des lignes, le lecteur est invité à voir dans le contenu du « Poème paresseux » [17] un poème, son attente est en partie déçue en ce qu’il n’y découvre qu’un assemblage de renvois bibliographiques à d’autres œuvres :

 

André Breton in Nadja, p. 145.
André Gide in Les Nourritures Terrestres, p. 8.
Samuel Beckett in La Dernière Bande, p. 23.
E.E. Cummings in Is Five, tout le poème.

 

L’apparente invitation du lecteur à composer lui-même le poème pour combler la « paresse » d’un poète se refusant à écrire après ces auteurs n’est cependant qu’un leurre, l’incomplétude des références bibliographiques (l’absence de mention d’édition) rendant la quête impossible dans la plupart des cas. Le poème se présente alors comme la constitution d’une sorte de bibliothèque idéale, mais reconstituable uniquement à partir de celle, privée, de l’auteur. Il se double d’un texte fantôme, possible non réalisé, constitué de la somme de tous ces textes : un palimpseste. Il est cependant intéressant de noter que les mentions de pages renvoient à des exemplaires, soit à des unités matérielles précises. C’est donc non seulement l’œuvre, mais aussi l’objet livre qui est indexé de la sorte, selon une logique au cœur de l’œuvre de Bory, où le contenu textuel s’absente au profit de l’image et de la matérialité du livre. Un poème comme Demi-chagrin et grand papier (belle reliure de l’époque) [18] se donne ainsi lui aussi comme une succession de références bibliographiques, assorties cette fois de mentions très précises quant à l’exemplaire cité, selon les exigences des catalogues de libraires bibliophiles dont il s’agit en réalité d’un extrait (un petit récit introductif met en scène le poète entrant dans la librairie Bourdillon) :

 

About (Edmond), Le Roi des montagnes, 1857, ½ toile Bradel à coins. 150 F. Alain, Eléments d’une doctrine radicale, 1925, ½ maroquin à coins de René Aussourd, un des 75 ex. p. fil., seul tirage sur grand papier, 650 F. Albert-Birot, Les soliloques napolitains (1920), 8 pointes sèches org. de Lurçat, tirage unique à 55 ex., 5000 f.

 

Là encore, le texte s’absente, pour laisser place au livre, ici décrit dans sa matérialité. Le photopoème Post-scriptum [19] relève d’un geste comparable d’absentement du texte au profit du livre, plus précisément de son image. Mêlant, disposés dans des blocs rectangulaires qui se répondent formellement, un texte écrit en prose à une série de photographies en noir et blanc, le poème, qui se déploie sur plusieurs pages, se donne, comme le titre l’indique, comme venu d’« après l’écriture ». Le texte en prose est en effet la description grammaticale d’un autre texte, auquel le lecteur n’a pas accès : « Et après le sujet le verbe suivi d’un adjectif qualificatif accordé en genre et en nombre avec le sujet » (fig. 6). Un texte se voit donc décrit, qui reste à l’état de possible, texte-fantôme, que le lecteur ne peut manquer d’identifier – du moins est-ce l’hypothèse qui semble s’imposer à lui – au texte imprimé dans le livre représenté dans les photographies. La suite de dix photographies montre en effet un livre, dont ni le titre ni le contenu n’est accessible, pur objet, dans divers états, d’abord dressé (fig. 7), monumental, du côté de la tranche, face au lecteur, avant d’être présenté ouvert, toujours illisible, sur des rochers, soumis au vent puis dans l’eau, balloté au gré des flots. La succession des images forme une petite suite narrative, où se donne à voir une dégradation, le livre, d’abord fier monument, devenant objet fragile, soumis aux aléas des éléments et voué, comme le texte qu’il contient, à la disparition.
     Illisible, désigné mais absent, déplacé, le texte se voit ainsi souvent, chez Jean-François Bory, objectivé, sujet à manipulations, mais toujours donné comme déjà présent, et indissociable de son medium qui est le livre qui devient, à son tour, objet du ready-made.

 

Le livre : objet

 

      Mis en scène à la faveur de séries photographiques, le livre est également, et paradoxalement, au cœur de la poésie boryenne. Si cette poésie prend volontiers place au sein de ce medium, elle en sort également, par la production de poèmes-objets, assemblages et ready-mades pour, cependant, mieux y revenir, l’objet mis en scène étant, de manière privilégiée, le livre. Se déploie alors ce que le poète lui-même nomme une « obsession », toute mallarméenne, du livre, envisagé dans sa matérialité autant que dans ses connotations symboliques.
      Objet, le livre, lorsqu’il est utilisé au sein d’assemblages par le poète, est toujours présenté comme illisible, qu’il soit ouvert, mais non manipulable, enchaîné (« Livre enchaîné », 1977) (fig. 8 ), ou définitivement fermé par des charnières et un verrou [20].
      « Le livre, c’est aussi le tombeau » [21] : c’est essentiellement de cette manière qu’il se présente dans les compositions des poèmes-objets, composés de l’édification en petit monument funéraire de plusieurs volumes à la tranche dorée dans « La mort de l’auteur » (1979) (fig. 9), souvent présentés ouverts, sans que le texte en soit toutefois lisible, renvoyant à l’archétype du livre (le livre présenté ainsi est un épais volume à couverture rigide). Tombeau du « je », le livre est, pour Bory comme pour Mallarmé, « cette espèce de chose dans un objet », « passage de [son] corps à quelque chose d’autre (…) c’est cela l’immortalité, et c’est cela qui compte » [22]. Gage d’immortalité, symbole d’éternité, ce que suggèrent des titres d’œuvres comme « L’Eternité » (1971) (fig. 10), « Histoire » (1971), le livre est aussi lié à la vanité : ces mises en scène frappent en effet par leur caractère quelque peu dérisoire, voire ironique. Le petit arc de triomphe érigé grâce aux livres à tranche dorée de la collection « Pléiade » dans « Le photographe et son modèle » (1987) l’est sur un fond rouge type coucher de soleil aux tonalités résolument kitsch, et l’empilement de livres du « Portrait de l’auteur arrivé » (fig. 11) sert de lit de mort à un petit moineau empaillé. « Les livres aussi se délitent, mais plus lentement que nous » [23]. Comme le montrent les images de Post-scriptum, le livre est lui aussi voué à la dégradation, à la disparition. S’il se substitue au corps du poète, il est aussi corps.

 

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[17] Paru sous forme manuscrite dans Made in machine, Armodulo, Brescia, 1972, puis en version typographiée dans Anthologie provisoire, op. cit., p. 22.
[18] Paru dans l’Humidité, n° XX, repris dans Anthologie provisoire, op. cit., pp. 97-105.
[19] Paru dans Post-scriptum, op. cit., repris dans Anthologie provisoire, op. cit., pp. 87-95.
[20] Œuvres reproduites, non titrées, dans L’Humidité, n° XXV, 1978.
[21] J. Daive et J.-F. Bory, « Un entretien », art. cit., p. 9.
[22] « Entretien avec Julien Blaine et Jean-François Bory », dans Poésure et peintrie  d’un art, l’autre, Marseille, RMN, 1998, p. 354.
[23] J. Daive et J.-F. Bory, « Un entretien », art. cit., p. 9.