Henri Michaux entre écriture et peinture
- Yves Peyré
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Fig. 4. H. Michaux, Exorcismes, 1943

Fig. 5. H. Michaux, Meidosems, 1948

      Un autre livre, Arbres des Tropiques [10], offre un nouvel exemple de complémentarité, celui d’une suite de dessins d’arbres réalisés lors d’un voyage au Brésil et reproduits au cliché-trait, et précédée d’une préface en forme de rêverie sur l’arbre de la différence pour un occidental. Après quoi survient une trilogie marquée par les temps de guerre, Exorcismes [11] (fig. 4), Labyrinthes [12] et Apparitions [13] tendre et angoissante trilogie qui balance entre le sanglot et le fou rire, les dessins reproduits rehaussent le message des poèmes.
      Aussitôt, Peintures et dessins [14] reprend en l’amplifiant la voie tracée modestement par Peintures [15]. Il s’agit d’approfondir la création plastique par l’apport du verbal, sous la forme la plus aiguë, celle du poétique, mais une rupture se marque et, excepté l’importante préface, les textes qui volent sur les papiers transparents au-dessus des reproductions se réduisent à peu (ainsi, le poème « Clown », face à la gouache à laquelle il est lié, est-il désormais réduit à quelques vers, résumé ou pincée). C’est un art de la légende pris à même la poésie : l’hésitation demeure largement fondée entre commentaires décidés et simples rencontres.
      On le voit : autant de livres, autant d’ordre de la connivence entre écrit et image. Michaux poursuit plusieurs pistes. Il en vient à une toute nouvelle possibilité avec ce livre qui est l’un des accomplissements de la rencontre de ses deux mains, Meidosems [16] (fig. 5). Il ne mêle plus écrit et image de registre ou de statut différent, il s’en remet pour les images à la lithographie, il ne s’agit plus de reproductions, les textes et les images sont de création parallèle. Ce n’est qu’un cri de velours d’un bout à l’autre du livre, un murmure qui retentit au gré de ses nuances, le peuple imaginaire des Meidosems [17] se donne sous de multiples équivalences (poulpe, babouin, homme voûté de l’origine, linge de pureté, scintillation d’épingles) qui montent de l’enfance, du voyage ou du rêve. La coïncidence du texte et de l’image, l’enchaînement lui-même sont si parfaits que Michaux n’est plus deux mais bien ce seul créateur qui consent à se dédoubler. La boucle néanmoins n’est pas bouclée et Michaux relève encore le défi. Tour à tour, et bien différemment, quelques livres relancent le processus, lui cherchant de nouveaux accès à la vérité. C’est, tout d’abord, Mouvements [18], grand livre d’encres distribuées en deux séries séparées par un poème, le fameux « Agir, je viens », le tout suivi d’une postface, livre d’ampleur et qui fait la part considérable à l’image et aurait tout aussi bien pu se passer des mots du poème et de la postface, mais il aurait été alors autre chose ; ensuite, Quatre cents hommes en croix [19], livre intime d’exercices spirituels dans lequel surnagent deux dessins du crucifié (parfois trois dans certains exemplaires) parmi la mise en pages génialement inventive de Bettencourt, lecture exacte d’un commentaire de crise, le dessinateur ayant échoué à exprimer la charge mystique et s’en étant tenu à des images d’estropiés, phénomène que les remarques narquoises accentuent encore ; enfin, Paix dans les brisements [20], livre d’alternance entre dessins et textes, avec en commun l’écoulement de l’être sous l’effet de la mescaline, poème qui va, avance, se dévide et les dessins qui au fond n’en sont qu’un, le grand arbre, le grand fleuve, ce qui s’indéfinit, comme un rouleau qui ne s’interromprait plus, avec encore la méditation qui reprend autrement. Cet entrelacs de la pensée, de la poésie et du dessin instaure dans l’espace de l’exploration des drogues un temps moins exclusivement analytique, mais délibérément onirique et poétique.
      Ultérieurement, après la parution d’Emergences-résurgences [21], cette expérience se renouvellera principalement avec Saisir [22] et Par des traits [23]. Il en va là de livres dans lesquels Michaux confronte encore ses deux expressions. Il est toutefois notable que, à l’exception de Meidosems [24] où apparaît la lithographie, Michaux privilégie la manière la plus modeste : les images sont des dessins reproduits au cliché-trait. Dans le souvenir de Mouvements [25], il publie un livre plus radical encore, Par la voie des rythmes [26] qui n’est composé que de signes, ce sont de grandes pages d’écriture non verbale, autant de dessins qui constituent un moment, présentés pour eux-mêmes, sans le soutien de nul poème et de nulle postface (comme c’est le cas pour Mouvements [27]). Demeurant dans l’espace du livre, Michaux prend congé de l’orchestration alphabétique, s’abandonnant au seul dessin qui toutefois incarne cette utopie qu’il convoque sans fin, celle d’une écriture imaginaire.
      La seconde manière par laquelle Michaux a associé écriture et peinture, c’est quand il s’est très exceptionnellement résolu à conduire une réflexion sur sa seconde pratique, la peinture, et il est à noter que très peu souvent alors il a consenti à relever l’entrelacs qu’elle se trouve ici ou là former avec l’écriture. Sont ici déterminants quelques textes. Notamment « Qui il est », placé en tête de Peintures [28] en 1938 et qui, allégé, sera repris sous l’intitulé de « Peindre » dans Passages [29], on y lit : « Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu’on puisse faire » ; et, encore plus, la longue méditation (prenant la forme d’une suite de notations), « En pensant au phénomène de la peinture », qui sert de prélude à Peintures et dessins [30] en 1946 et qui, augmentée, figurera sous le même titre, elle aussi dans Passages [31]. Elle nous précise : « Il y a un certain fantôme intérieur qu’il faudrait pouvoir peindre et non le nez, les yeux, les cheveux qui se trouvent à l’extérieur… », ou encore : « Le visage a des traits. Je m’en fiche. Je peins les traits du double (qui n’a pas nécessairement besoin de narines et peut avoir une trame d’yeux). » Ainsi donc, Michaux s’est astreint à déjà quelques reprises à cerner ses impressions de peintre avant même d’entreprendre Emergences-résurgences [32] (à trois si l’on ajoute à ces deux exemples la postface pour Mouvements [33] dans laquelle Michaux écrit : « Les dessins, tout nouveaux en moi, ceux-ci surtout, véritablement à l’état naissant, à l’état d’innocence, de surprise ; les mots, eux, venus après, après, toujours après… et après tant d’autres. », voire quatre si l’on se reporte à l’un de ses tout premiers textes, Origine de la peinture dans Cas de folie circulaire [34] où s’exprime déjà le rêve et l’allure de cet impossible par le rappel de l’invention de l’image par reflet à l’époque de la Préhistoire). Dans chacun de ces cas (sauf le texte initial de Cas de folie circulaire [35]), le texte réflexif introduit à une double anthologie de poèmes et de peintures en étroite résonance (ou la conclut).
      Ici, il faut le dire : envers et contre tout, Michaux est peintre autant qu’écrivain, le fait a fini par s’imposer malgré les difficultés et les dépréciations. Son expérience longtemps dédaignée vient même de plus loin qu’on ne le croit souvent. Ainsi, c’est en 1925 que Michaux a conçu ses deux premières images (un visage peint à la gouache, Le Petit Masque bleu, et une encre) qui sont un accomplissement immédiat et contiennent en germe les deux principales directions retenues ultérieurement par l’œuvre ; c’est en 1926 qu’il a élaboré sa première huile (Un poulpe ou une ville) ; en 1927 qu’il s’est essayé à des écritures imaginaires (Alphabet et Narration). Michaux n’est pas né soudainement à la peinture en 1938, les fonds noirs des grandes révélations de 1937-1938 ne sont en rien ses premiers essais, tout un préambule secret y prépare, constituant la formidable préhistoire graphique de Michaux.

 

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[10] H. Michaux, Arbres des Tropiques, Paris, Gallimard, 1942.
[11] H. Michaux, Exorcismes, Paris, Robert J. Godet, 1943.
[12] H. Michaux, Labyrinthes, Paris, Robert J. Godet, 1944.
[13] H. Michaux, Apparitions, Paris, Editions du Point du Jour, 1946.
[14] H. Michaux, Peintures et Dessins, Paris, Editions du Point du Jour, 1946.
[15] H. Michaux, Peintures, op. cit.
[16] H. Michaux, Meidosems, Paris, Editions du Point du Jour, 1948.
[17] Ibid.
[18] H. Michaux, Mouvements, Paris, Gallimard, 1951.
[19] H. Michaux, Agir, je viens, Paris, Pierre Bettencourt, 1956.
[20] H. Michaux, Paix dans les brisements, Paris, Editions Flinker, 1959.
[21] H. Michaux, Emergences-résurgences, op. cit.
[22] H. Michaux, Saisir, Saint-Clément, Fata Morgana, 1979.
[23] H. Michaux, Par des traits, Saint-Clément, Fata Morgana, 1984.
[24] H. Michaux, Meidosems, op. cit.
[25] H. Michaux, Mouvements, op. cit.
[26] H. Michaux, Par la voie des rythmes, Montpellier, Fata Morgana, 1974.
[27] H. Michaux, Mouvements, op. cit.
[28] H. Michaux, Peintures, op. cit.
[29] H. Michaux, Passages, Paris, Editions du Point du Jour, 1950.
[30] H. Michaux, Peintures et Dessins, op. cit.
[31] Ibid.
[32] H. Michaux, Emergences-résurgences, op. cit.
[33] H. Michaux, Mouvements, op. cit.
[34] H. Michaux, Cas de folie circulaire, Bruxelles, Le Disque vert, 1922.
[35] Ibid.