La poésie visuelle en France et à Taiwan :
de Jean-François Bory et Michèle Métail
à Chen Li et Hsia Yu

- Marie Laureillard
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Fig. 17. M. Métail, Mandibule,
mâchoire
, 2000

Fig. 18. J.-Fr. Bory, Poésie, 2008

     

Fig. 19. Chen Li,
AlphaGo, 2016

       Ces réflexions ne sont pas sans évoquer les correspondances établies par Michèle Métail entre les soixante-quatre hexagrammes et soixante-quatre photographies d’un même paysage à divers moments auxquelles elle a consacré à chaque fois six vers, dans son ouvrage intitulé 64 poèmes du ciel et de la terre, paru aux éditions Tarabuste en 2000. Les hexagrammes, mystérieuse forme d’écriture, étaient nés de l’observation des signes du ciel et de la terre dans une tentative de déchiffrement des lois de la marche du monde. Michèle Métail se fonde ainsi sur une conception élargie de l’écriture, où image et texte se côtoient, cherchant à favoriser le passage entre les arts grâce à l’association qu’elle a créée avec Louis Roquin en 1995, « Les arts contigus ». Alors qu’elle associait photographies et citations dans son Gigantexte n° 6, elle propose, avec son étrange ouvrage Mandibule, mâchoire (2000), un recueil de « poèmes désarticulés et collages », accompagnés d’une partition de Louis Roquin. Sur une page se déploie par exemple le dessin d’une mâchoire grand ouverte, au milieu de laquelle se dessine un immense O (fig. 17). Les mots, préférés à la phrase, se succèdent en écho à l’image sans obéir à aucune syntaxe. La disposition graphique du texte, en majuscules et centré, renvoie ici à la notion de squelette. Des sons « secs » d’instruments de percussion, tels une mâchoire d’âne, y ont été associés dans la musique d’accompagnement composée par Louis Roquin. Michèle Métail a souhaité écrire des poèmes « en os », d’où cette syntaxe hachée, évoquant une sorte de squelette du langage. Le recueil Mandibule, mâchoire se fonde en réalité sur un concept esthétique chinois utilisé à propos de la calligraphie, où interviennent les notions d’os et de chair. L’ouvrage se réfère également à une citation du Larousse médical reproduite au début : « Les vertèbres sont au nombre de vingt-six … De chaque côté des arcs vertébraux on remarque un trou, appelé trou de conjugaison ». A partir de cette double source, elle a conçu un ensemble de vingt-six poèmes de vingt-six lignes chacun, parsemés de trous dans la syntaxe, ordonnancés autour d’une ossature d’où se dégage une sorte de « halo de sens ». En performance, chaque poème se lit en vingt-six secondes. Le nombre vingt-six, qui correspond à celui des lettres de l’alphabet, se retrouve dans de nombreuses œuvres de Michèle Métail : magique à ses yeux, il témoigne une fois de plus de son intérêt pour la lettre.
      Jean-François Bory, quant à lui, introduit des signes mathématiques dans son Poème-promenade, dont nous reproduisons le premier vers [20] :

 

Elle marche ¸ bocage = bleu ciel > nuage + nuage + nuage

 

      Fasciné par le Japon, il associe volontiers les systèmes d’écriture français et japonais. Son ignorance des idéogrammes sino-japonais, alliée à une évidente sensibilité à leur égard, leur confère une dimension de signe énigmatique dans ses créations. Son poème intitulé « Poésie », par exemple, apparaît spectaculaire par la taille même de l’idéogramme 詩 shī placé en son centre, et qui, selon Marianne Simon-Oikawa, « est à lui seul une proclamation de ce que peut être la poésie visuelle : le mot POESIE offert au regard et constituant un poème (fig. 18). Il n’est pas le seul sur la page. Un bloc de prose a été inséré en son centre, dont le contenu linguistique invite le lecteur à diriger ensuite son regard vers l’élément situé dans la partie supérieure droite de la page. On y devine en effet, dans la forme d’un calligramme figuratif la forme de la lune, explicitement mentionnée, et qui brille pendant que le narrateur du texte central ferme les yeux » [21]. Le kanji surdimensionné aimante le regard, qui en détaille la structure complexe : le radical de la parole 言est associé à un élément phonétique qui, isolé, signifie « temple » 寺. Selon une étymologie fantaisiste qui a inspiré à Chen Li le titre de l’un de ses recueils, la poésie serait la parole prononcée devant le temple. Ce gigantesque kanji confère ici au poème un aspect exotique, polyglotte. Sa structure géométrique inspire-t-elle à Jean-François Bory l’image de la « maison en bois » mentionnée dans le texte en prose ? En se concentrant sur un seul caractère qu’il prend soin de traduire (詩 = poésie) et qu’il agrandit démesurément comme pour mieux le savourer, le poète veut-il nous dire qu’un paysage au clair de lune est l’essence même de la poésie ?
      Cette imbrication entre alphabet latin et caractères chinois, on la retrouve dans un poème de Chen Li intitulé « AlphaGo », composé en mars 2016 lors d’un séjour à Paris. Ce poème, qui aborde le thème de l’AlphaGo, programme informatique capable de jouer au go, se divise en cinq parties : la première et la cinquième sont proprement visuelles, suggérant la disposition du plateau quadrillé du jeu, où les pions sont figurés par diverses lettres ou caractères chinois dont la répétition forme un bloc (fig. 19). Les deuxième, troisième et quatrième parties adoptent un aspect à la fois verbal et visuel, puisque les mots sont répartis de manière irrégulière, comme s’il s’agissait de pions. Le premier poème, intitulé « L’alpha-go a pour pierres le G », Le poète dispose plusieurs lettres : des O majuscules plus clairs qui représentent les intersections vides, et des lettres, le G correspondant aux pierres d’AlphaGO et le D à celles du poète. On lit en lettres plus foncées GO, nom du jeu, puis un mot composé de DOG et de GOD : DOGOD, suggérant l’idée selon laquelle l’homme déchu en chien (DOG) devrait faire face à une machine divinisée (GOD). L’exclamation « O GOD » que l’on lit au-dessous exprimer désarroi et impuissance. On voit ici à quel point le poème visuel exige un effort de réflexion, une participation de la part du lecteur, qui est amené à s’interroger sur le sens de ce message visuel complexe. Le cinquième poème, intitulé « Prière d’accorder un handicap d’une pierre », s’offre de nouveau à la contemplation : on y distingue clairement le caractère « être humain » (人 rén), de couleur foncée, au milieu d’un bloc de caractères imprimés dans une couleur plus pâle signifiant « chien » et se prononçant (狗) comme dans « AlphaGo » (阿爾法狗). Le poète revient à l’efficacité des caractères chinois, plus denses, plus ramassés, pour adresser une prière. Alors qu’AlphaGo est parvenu à dominer l’homme, que ce dernier puisse préserver sa place dans le monde ou l’univers qu’il a depuis des milliers d’années ! Le poème a été inspiré par l’échec du champion coréen Lee Sedol face à la machine en mars 2016 : l’homme ne risque-t-il pas d’être contrôlé ou remplacé par l’ordinateur en perdant peu à peu son intelligence, sa sensibilité, et tout ce qui fait son humanité ? C’est cette inquiétude qui est exprimée ici. Loin d’être un pur jeu formel, la poésie visuelle peut en effet exprimer les préoccupations les plus profondes, les sujets les plus graves.
      La poésie visuelle fait donc de l’écriture son matériau premier et en réinvestit le potentiel iconique. Si elle n’oublie pas ses versants sémantique et sonore, elle met l’accent au premier chef sur la matérialité. Cette poésie hors norme est parfois qualifiée de « poésie du signifiant », par opposition à la « poésie du signifié ». Le poème peut ne plus être constitué que d’un ou deux mots, échappant alors à la logique discursive. Les pratiques, variées, montrent que les poètes n’abandonnent pas toujours la poésie verbale ou sonore, qui, parfois, complète opportunément la poésie plus proprement visuelle. Chaque lecteur décrypte à sa manière cet objet à voir. Ces créations si désireuses d’aller au-delà ou en-deçà du sens conventionnel des mots créent des significations nouvelles fondées sur la primauté du visuel, interrogeant sans cesse les limites de l’écriture poétique. La poésie visuelle ouvre des horizons nouveaux dignes de susciter des échanges par-delà les continents, qui stimulent encore davantage la créativité des poètes : car comme le déclare Philippe Castellin, « la langue élargie dont rêve la poésie depuis plus d’un siècle, outre d’être syncrétique par rapport à l’ensemble des codes possibles, présente l’aspect d’être une langue transnationale, espérantique » [22]. Des systèmes d’écriture très différents peuvent ainsi aboutir à des résultats comparables. C’est bien la leçon que nous pouvons tirer de l’examen des créations de ces quatre poètes, qui sont autant de « manifestes de la littéralité dans les lettres » [23].

 

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[20] J.-F. Bory, Anthologie provisoire, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 18.
[21] M. Simon-Oikawa a étudié de manière approfondie les savants échos que Jean-François Bory établit entre mots français ou lettres latines et kanjis japonais. Voir M. Simon-Oikawa, Poésie et écriture (alphabet et idéogramme dans quelques exemples de poésie visuelle en France et au Japon), 2 vol., thèse soutenue à Paris 7 en 1999, A.-M. Christin (dir.), vol. 1, pp. 324-334, ainsi que « Idéogramme et calligramme : l’alphabet réinventé des poètes visuels français », dans l’ouvrage qu’elle a dirigé : L’Ecriture réinventée : formes visuelles de l’écrit en Occident et en Extrême-Orient, op. cit., pp. 107-126.
[22] P. Castellin, « De la poésie restreinte à la poésie généralisée », dans Poésure et peintrie : d’un art l’autre, Paris, RMN, 1993, pp. 284-317.
[23] J.-P. Bobillot, Trois essais sur la poésie littérale, Marseille, Al Dante, 2003.