La poésie visuelle en France et à Taiwan :
de Jean-François Bory et Michèle Métail
à Chen Li et Hsia Yu

- Marie Laureillard
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Fig. 5. J.-Fr. Bory, Spot, 1967

Fig. 6. J.-Fr. Bory, Spot, 1967

Fig. 7. Chen Li, Le Vent dans
la plaine
, 1995

      

Fig. 8. Chen Li,
Quarante coups, 2016

      « Spot », le poème de Jean-François Bory publié dans cette anthologie, se présente comme un véritable tourbillon de mots qui semblent emportés le long des sillons d’un disque noir, rappelant qu’il n’est pas seulement visuel et qu’il peut aussi être également apprécié pour ses sonorités (figs. 5 et 6). Il se déploie sur six pages consécutives, comme s’il se rapprochait progressivement du lecteur sous l’effet d’un zoom. Il s’agit d’un texte en évolution qui va vers une « cible », qualifiée de « spot » (tache, point en anglais) – titre du poème. Les mots semblent s’éparpiller sur la page, peut-être à la manière d’une constellation, concept affectionné par Gomringer – le père de la poésie concrète – et qui désigne une mise en page créant entre les mots le même rapport que celui des étoiles entre elles. Au milieu du tourbillon du poème de Bory se laisse déchiffrer aisément le mot « eux ». Tout autour, on distingue quelques bribes de phrases : « et au réveil de cette nuit fébrile » ; « au sortir du sommeil dans un cortège se poursuivant sans bruit sans voix » ; « les mêmes mots se suivent dans un cortège interminable » ; « eux immobilisent les images » ; « l’oubli efface l’oubli » ; « succède un néant total » ; « et dire quelque chose », « vers cette nuit sans fin », etc. Le tourbillon grandit, et les mots, écrits en tous sens, tantôt en majuscules, tantôt en minuscules, se suivent, se répètent, se superposent, ne livrant pas toujours un sens très clair dans leur enchaînement. Le regard, contraint d’effectuer un parcours multidirectionnel, est comme happé par le mot central : « eux ». On a le sentiment que le poème livre un nouveau message à chaque fois qu’on le regarde et que la lecture n’en est jamais véritablement achevée. Sur la dernière page, on ne discerne plus qu’une partie du « e » central, tellement agrandi qu’il devient illisible. Le poème exprime-t-il l’état d’esprit chaotique que l’on peut éprouver après une nuit fiévreuse ? Cherche-t-il à nous entraîner dans le vertige des mots et dans un dépassement du sens à travers leur éparpillement et leur matérialité libératrice ?
      Un des poèmes de Chen Li, intitulé « Le vent dans la plaine » (吹過平原的風, Chuīguò píngyuán de fēng, 1995), inspiré d’un prélude pour piano de Debussy, pourrait avoir reçu l’influence de Bory si l’on considère la danse des caractères sur la page, qui semblent se déployer, comme les mots du poème « Spot », au rythme d’une musique [7]. Pourtant, ceux-ci se font plus rares, moins bavards. Mode discursif et lyrisme sont abandonnés au profit de quelques caractères isolés : 噓 , qui signifie « souffler », « siffler », « soupirer », imite le chuintement du vent (fig. 7). Accompagné de parenthèses, de tirets, de points-virgules, de virgules et de points qui flottent sur la page, désagrégés, éparpillés, balayés par le vent, le caractère 噓 se décompose bientôt en ses deux éléments constitutifs, le déterminatif de la bouche 口 et l’indice phonétique 虛. Alors qu’avec son déterminatif, le caractère est une onomatopée, il prend lorsqu’il en est dépourvu le sens de « vide », « vain ». Dans l’angle inférieur gauche, on aperçoit le caractère « être humain » (人 rén) incliné, comme courbé sous la bise. On imagine sans peine un paysage désolé battu par les vents qui sifflent à nos oreilles. En les isolant, Chen Li met ainsi l’accent sur la matérialité des caractères.

 

La matérialité des lettres et des caractères

 

      Emerveillé par l’écriture chinoise, Chen Li déclare : « Depuis mon enfance, j’ai toujours aimé feuilleter les dictionnaires et les encyclopédies, ou résoudre des devinettes comportant des jeux de mots. Les caractères chinois peuvent être qualifiés de mots-images. Chaque caractère chinois est une image, ou une combinaison d’images plus petites. En séparant ou en associant ces petits éléments, on peut créer beaucoup de nouveaux caractères aux significations diverses. C’est un jeu poétique. » [8] Le poète funambule n’hésite pas à appréhender les caractères isolément, comme aucun poète de langue chinoise ne l’a encore jamais fait : les caractères se regardent alors différemment et se prêtent à une approche plus ludique car, comme le déclare Viviane Alleton, « les processus cognitifs ne sont pas identiques selon qu’on cherche à identifier un caractère isolé ou bien un mot de deux caractères, une phrase, un texte. (…) le caractère mis hors texte est ouvert à toutes les connotations, on peut le décomposer, il est disponible pour tous les jeux imaginables. » [9] Mais cette affirmation ne s’applique-t-elle pas également au mot écrit en alphabet latin détaché de son contexte ? Le mot « eux » du poème « Spot » de Jean-François Bory évoqué plus haut, qui apparaît seul au milieu d’une spirale d’autres mots, tendrait à le prouver, amenant à s’interroger sans fin sur sa structure, son orthographe, sa prononciation, sa signification : que représente le pronom « eux » ? De qui est-il question, en fin de compte ?
      Versé dans les jeux poétiques, Chen Li s’amuse à décomposer les caractères en leurs éléments constitutifs dans « Seconde » (秒 miǎo) ou « Blanc » (白 bái), deux poèmes composés en 2008 et que nous avions déjà analysés ailleurs [10]. Dans « Quarante coups » (四十擊 sìshí jī), écrit en 2016 et dont le titre s’inspire librement du film Les Quatre cents coups de François Truffaut, le poète taïwanais décompose ainsi un caractère donné en deux et lui consacre cinq vers, composés respectivement d’un, deux, trois, quatre et cinq caractères, disposés de manière à former un triangle sur la page. Il se réclame volontiers d’une littérature à contraintes, s’imposant à lui-même des règles strictes en créant un poème régulier à sa manière. La déconstruction de caractères se double ici d’un jeu calligrammatique sur la forme triangulaire des différentes parties du poème. Prenons comme exemple la première demi-strophe, où le terme « poussière » (埃 āi) se décompose en ses deux éléments (土 tǔ, « terre » et exclamatif 矣 ). La forme triangulaire de la strophe ainsi que le premier caractère, qui forme la première syllabe du mot « Egypte », tout cela contribue à lui faire penser à une pyramide égyptienne (fig. 8).

 

       埃
     土矣
    古埃及
  用金字塔
換土石為金

La poussière
c’est de la terre !
l’Egypte antique
avec des pyramides
a transformé pierre et terre en or

 

      La première strophe s’achève en un triangle inversé, où la « banque dynastique » est une métaphore désignant les dynasties royales de l’ancienne Egypte, qui ont réussi à préserver, à figer le temps dans les pyramides.

 

王朝銀行存
 時間於空
   間誘人
    彳亍
      行

La banque dynastique a conservé
le temps dans l’es-
pace pour inviter les gens
à l’arpenter lentement
y marcher

 

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[7] Entretien électronique avec l’auteur, juin 2016.
[8] Fascicle, n° 3, Pai Shin-yu (dir.), « Poets of Taiwan », hiver 2006-2007.
[9] V. Alleton, « L’écriture chinoise : mise au point », dans A. Cheng (dir.), La pensée en Chine aujourd’hui, Paris, Gallimard, « Folio », p. 259.
[10] Voir M. Laureillard, « Paysages écrits sur la page blanche : approches de la poésie visuelle taïwanaise à partir de l’œuvre de Chen Li », Doc(k)s, numéro intitulé « Performances en Asie », 4e série, n° 9-10-11-12, 2009, p. 326.