Entre la littérature et la photographie est le réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar

- Nataliya Lenina
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Fig. 6. E. Verbist, Suzanne
joue à être le Gulliver

Diptyques (imaginaires) et changements d’optiques

 

      Cela étant, Lilar nous fait découvrir le « souffle » poétique propre aux métamorphoses qu’engendrent les rythmes naturels. Sa « poétique » du quotidien renvoie également le lecteur à une photo de la page 79 où figure la petite Suzanne, fleur dans les cheveux, prosternée par terre sur le ventre. Sérieuse, l’air recueilli, elle semble étudier le monde végétal à la loupe. La photographie occupe très vraisemblablement une place à part parmi d’autres images, car de petit format, elle se trouve au centre d’une page blanche autrement vide (fig. 6). Voici le texte qui l’accompagne :

 

Maman organisait des charades et des concours. Elle présidait – la photo en fait foi – aux jeux de quilles et de croquet. Mais je n’étais pas douée pour la compétition, ne me plaisant qu’au faire comme si. Inspiré peut-être des fantaisies ardennaises de mon père, le jeu de l’herbe consistait, couchée dans la prairie, les yeux au ras du sol, à me réduire imaginairement à l’échelle de la minuscule forêt vierge et de la savane que j’explorais. Une fois ajustée aux proportions de ce petit monde végétal et animal, tout me devenait aventure. J’étais dans un état de conscience à m’épouvanter de la rencontre d’un coléoptère ou d’un lombric. Jamais pourtant je n’ai joué à être le Gulliver de cet univers lilliputien. Ce qui m’intéressait, c’était de supposer un monde autre, aussi valable que celui dans lequel je vivais, c’était d’explorer leur intervalle (A la recherche, pp. 77-78).

 

Ainsi, passant par des jeux de l’imaginaire, par ce genre d’expérience du quotidien qu’elle baptise « les moments merveilleux », Lilar dévoile au lecteur des fibres invisibles unissant l’homme et ses créations à la nature, ainsi que la solidarité et l’interdépendance des éléments constitutifs de son projet littéraire et iconotextuel, projet qui devient un mode d’interrogation de l’auteur sur soi et sur le monde, sur le passé et sur le présent.

 

Photos d’une jeune fille rangée : lorsque « nous mourons plusieurs fois » ou « la photographie est un adieu » [37]

 

      Malgré le fait que la photographie sert souvent de support au souvenir de l’auteur, malgré ses fonctions génératrice et révélatrice dans l’œuvre autobiographique de Lilar, nous pouvons dire avec Walter Benjamin, Roland BarthesJean Baudrillard, Jérôme Thélot et beaucoup d’autres théoriciens, que la photographie, comme la mort, fixe la fin du réel. N’est-elle pas un outil idéal pour montrer que quelque chose n’est plus ? Toutes les dimensions du monde réel (objectif) sont effectivement annulées dès l’instant où le sujet est impressionné sur la pellicule. La photographie « fige » ce qui ne se répétera jamais. Il y a en elle toujours « un point énigmatique d’inactualité, une stase étrange, l’essence même d’un arrêt […] » [38]. Telle est la femme de Loth figée et changée en statue de sel. Jusqu’à présent, des blocs salins aux bords de la mer Morte sont perçus comme des signes de mort et de deuil. Tel est aussi un morceau de la lave figée du Vésuve conservant l’empreinte du sein et du bras d’une femme morte sous les ruines de Pompéi que Chateaubriand mentionne dans sa Lettre à M. De Fontanes :

 

On m’a montré à Portici un morceau de cendre du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve l’empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d’une jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa ; c’est une image assez juste, bien qu’elle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, cendre et poussière [39].

 

Bien que cette image-empreinte, « chaque jour plus effacée » ressemble à la flamme d’une chandelle vouée, elle aussi, à la mort, à l’extinction [40], elle conduit tout de même à effectuer le travail de retour vers la tragédie ancienne de Pompéi, fonctionnant ainsi en tant que déclencheur et support matériel du souvenir. L’image aide à maintenir en vie un souvenir inséré dans la mémoire collective. Or, ce que l’image-empreinte dénonce avant tout, c’est la mort, ce qu’elle annonce, c’est le deuil. De par sa nature, cette image, pareillement à la photographie, est une « forme de deuil » [41]. Ce qui figure sur la photo représente « quelque chose d’irrémédiablement perdu » [42]. Pourtant, la nature de ce « deuil » diffère principalement du souvenir qui est aussi une forme de deuil. Si la photographie nous renvoie à l’image de la femme de Loth transformée en statue de sel, le souvenir, quant à lui, fait penser plutôt à la résurrection de Lazare : une « mémoire résurrectionniste, évocatrice, comme l’écrit Baudelaire, une mémoire qui dit à chaque chose : « Lazare, lève-toi ! » [43]. Le souvenir (en tant qu’image mentale) est le lieu où tout s’oppose et résiste à la mort, tandis que la photographie en tant que chose « en soi », comme le rappelle Barthes, est « sans avenir » [44]. « Trace d’un révolu », toute photographie est

 

empreinte d’une disparition, et c’est aussi pour cette raison que ces images fascinent, qui remettent sous les yeux ce que les yeux ne verront plus, qui rendent comme revenants les phénomènes irretrouvables. Sauf que c’est aussi par là qu’elles nous navrent, ne restituant du passé qu’une forme visible, ne connaissant du révolu qu’un spectre, non ce que notre mémoire vive en éprouve subjectivement, non ce qu’elle en oublie et rappelle au gré de sa sensibilité, de son anamnèse involontaire, mais seulement cette chose spatiale, insensible, dehors, une « vaine forme de la matière » – pour parler comme Mallarmé –  que la machine optico-chimique, dévolue aux visibilités mesurables, a conservée dans le cercueil de sa boîte noire » [45].

 

      Or, ce n’est pas le cas du souvenir. Renvoyant aussi à ce qui n’est plus, à ce qui est « mort » en quelque sort, il vivifie le passé par le mouvement même de ce renvoi en créant la tension entre le hic et le nunc du sujet s’énonçant, en embrouillant les frontières de l’espace réel et imaginaire dans ce royaume que nous osons appeler la Nostalgie. Certes, la photographie « se prête volontiers à une rêverie nostalgique sur le passé (…), introduis[ant] la mélancolie dans le regard, entre ici et là-bas » [46]. Certes, elle déclenche souvent les souvenirs et peut les symboliser. Sans doute, comme nous l’avons déjà dit, elle sert de support extérieur aux souvenirs. Toutefois, sa nature n’a rien de commun avec le souvenir même. Ontologiquement, elle lui est « récalcitrante » [47], elle est un « contre-souvenir », comme la définit Roland Barthes dans La Chambre claire :

 

[L]a Photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photo). L’effet qu’elle produit sur moi, n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois, a bien été [48].

 

Contrairement au souvenir ayant pour fonction de restituer le passé, d’étirer le temps en le rendant presque élastique, la photographie marque, en revanche, une rupture décisive entre le présent de l’énonciation et le passé saisi par la photo : le « ça a été » souligne ipso facto son irrévocabilité.

 

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[37] E. Cadava, « Mots de lumière : thèses sur la photographie de l’histoire », texte traduit par Jean-François Vallée, dans Jardins d’hiver : littérature et photographie, sous la direction de M.-D. Garnier, Paris, Presses de l’Ecole normale supérieure, 1997, p. 16.
[38] R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil, 1980, pp. 142-143.
[39] R. de Chateaubriand, Lettre à M. De Fontanes, Rome, le 10 janvier 1804,dans Voyage en Italie, édition critique présentée par J. - M. Gautier, Genève, Librairie Droz, Paris, Librairie Minard, 1969, pp. 133-134.
[40] Voir l’essai de G. Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, « Quadrige – grands textes », 2011.
[41] E. Cadava, « Mots de Lumière : thèses sur la photographie de l’histoire », Op. cit., p. 15.
[42] J. Tordeur, Préface à A la recherché d’une enfance, p. 10.
[43] Ch. Baudelaire, « L’art mnémonique », dans Le Peintre de la vie moderne, Œuvres complètes, , texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 896.
[44] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 140.
[45] J. Thélôt, Critique, Op. cit., p. 33. Nous soulignons.
[46] L. Louvel, Œil, Op. cit., p. 192.
[47] Fr. Soulages, « La photographie et le sujet », dans L’Image récalcitrante, sous la direction de Murielle Gagnebin et Christine Savinel, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 203.
[48] R. Barthes, La Chambre claire, Op. cit., p. 129.