Entre la littérature et la photographie est le réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar

- Nataliya Lenina
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Fig. 1. E. Verbist, Portraits des parents de l’auteur

Fig. 2. E. Verbist, Suzanne adolescente

Fig. 3. E. Verbist, Portrait de la petite Suzanne

Fig. 4. E. Verbist, Les Parents de Suzanne Lilar
dans le cercle familial

      Or, est-ce vraiment un album familial ? Certes, le livre s’ouvre, d’une manière traditionnelle, sur les portraits des parents de Lilar (apparemment avant leur mariage, fig. 1) et se clôt par un beau portrait de l’auteur âgé d’environ quatorze ans (fig. 2 [16]). Pourtant, ni la présentation des photos, ni celle du texte ne suivent l’ordre linéaire, ce qui distingue justement, du point de vue de la forme, ce livre illustré d’une chronique familiale ordinaire. Par exemple, vers la fin du livre, on voit deux photos représentant Suzanne-bébé insérées entre les photos représentant Suzanne-adolescente photos sur lesquelles se clôt logiquement le livre. Mais ce qui le différencie encore plus radicalement d’un album, c’est la présence du texte littéraire qui occupe, d’ailleurs, plus de la moitié du livre et dont la fonction n’est point celle d’une inscription ou d’une légende. L’image photographique devient ambiguë : la dimension de mimesis est presque absente. Il va de soit que le spectateur-lecteur hésite sur l’identité de la personne qu’elle voit sur la photo : grand-mère ? tante ? voisine ? Jamais la photographie (et notamment le portrait photographique) ne sera aussi autosuffisante qu’un portrait peint. Contrairement au tableau, en effet, la photographie « réclame impérieusement » [17] la présence du logos. Ainsi, on est obligé de passer par la déconstruction du texte littéraire et de l’image même pour re-construire les personnages, les lieux, le récit…
      Cette démarche auctoriale, c’est-à-dire la mise en photos du récit autobiographique par l’écrivain belge se présente comme sa forme réfléchie de « dire », en assumant toute la responsabilité devant ses aïeux et ses enfants, devant la postérité. Il s’agit d’un projet littéraire destiné et, d’une manière préméditée, à un grand public. C’est par ailleurs Lilar elle-même qui s’est occupée du choix des photos et du découpage du texte d’Une Enfance gantoise, nous la trouvons dans son journal intime (inédit), où elle écrit :

 

Lundi 11 décembre [1978] Interrompu depuis plusieurs jours Le journal en partie double pour préparer l’album d’images de l’Enfance gantoise qu’envisage d’éditer Jacques Antoine.

Samedi 23 décembre [1978] Travaille deux jours au découpage de l’Enfance gantoise et au rassemblement des photos pour l’album illustré A la recherche d’une enfance. (…) Les photos de Papa sont si belles [18].

Etant placées ainsi au sein du texte littéraire, les photographies familiales (porteuses de valeur d’objet-souvenir privé [19]) reçoivent un nouveau statut : elles se trouvent « insérées » dans une mémoire collective. Ce nouveau statut est particulièrement manifeste et important dans la démarche autobiographique, démarche qui implique nécessairement, « une saisie globale des données, la prise en compte de contextes, de cadres sociaux du temps et l’attribution de valeurs affectives et d’un sens réflexif » [20].

 

Lorsque les photographies ne relèvent pas d’une simple redondance du texte, mais « donn[ent] (encore plus / autrement) à voir » [21]

 

      Devenant ainsi plus familial, A la recherche d’une enfance se veut toutefois moins personnel dans la mesure où il y a moins de détails intimes révélant le monde intérieur de l’auteur, moins de réflexions intellectuelles. Guidée par la photographie qui explique le choix des fragments du texte, la lecture change de rythme : le rythme initial de l’écriture est interrompu tout ensemble par la présence imposante des images et par de nombreuses ellipses à combler. Dans le livre illustré, les intertextes explicites (en tant que références précises et citations entre guillemets) ont presque disparu. Or, malgré une réduction substantielle, le texte effleure toujours des questions principales soulevées dans Une Enfance gantoise : par exemple, l’aspect social y reste très présent (A la recherche, pp. 22 et 28), ainsi que l’importance et l’acuité des questions culturo-linguistiques (p. 42). Nous y trouvons aussi des passages portant sur le sacré et la religion (pp. 49 et 52), sur la nature (p. 75) et sur le jeu des apparences (pp. 78, 79 et 82). Leur dimension première se trouve, bien évidemment, émoussée, mais ces thèmes ne disparaissent pas totalement du paysage de l’ouvrage. En revanche, la présence de différents aspects est reflétée, et ainsi soulignée, par le visuel, par les photographies : elles « scandent » littéralement le plaisir du texte [22], mais elles ne le répètent aucunement ni ne le miment. Il ne s’agit pas non plus d’une redondance ornementale ou sémantique ; il s’agit plutôt de « la redondance comme savoir » [23].
      Apportant une autre lumière au livre, les images « braquent » sur le texte, selon l’expression de Louvel, « un éclairage indirect supplémentaire et complémentaire, apportant du sens, de l’énergie, qui ne pourraient se réaliser autrement. Il s’agit de « donner (encore plus / autrement) à voir » [24]. Ainsi, A la recherche d’une enfance crée une dynamique propre à tout iconotexte, celle d’une « lecture imageante » et d’une « image lue » [25].

 

La jaquette. Les portraits

 

      La jaquette, en tant qu’élément paratextuel (selon Genette) – dont les fonctions sont de décorer, protéger, mais aussi orienter ou intriguer le lecteur – est aussi un lieu d’intervention auctoriale, directe ou indirecte. A la recherche d’une enfance, la jaquette se présente par rapport à la structure iconique du livre comme une image en miroir. C’est sur la première page de la jaquette que nous voyons un portrait de la petite Suzanne à deux ou trois ans (fig. 3), portrait plus « impressionniste » que celui qui clôt le livre où l’on voit Suzanne adolescente (fig. 2), alors que la photo des parents heureux et riants dans le cercle familial apparaît cette fois-ci sur la quatrième page (fig. 4). Le cadrage de ces deux images inaugurales a été retravaillé par Nicole Hellyn. Rappelant l’objectif de l’appareil photo, il souligne la non-contingence des illustrations photographiques et rajoute un effet d’atemporalité au portrait. Dans son ouvrage consacré aux portraits peints et « en phrases », Hélène Dufour insiste sur l’importance du cadre qui

 

fait de chaque étude une pièce détachée, un « tableau », déterminant l’espace de représentation ainsi que les conditions de réception du portrait. (…) Le cadre définit l’objet du regard [26].

 

A l’intérieur du livre, c’est le blanc de la page qui remplit la fonction de cadre et qui régit la disposition textuelle. Séparant un fragment du texte d’un autre, le blanc circonscrit les souvenirs comme autant de petits tableaux vivants.

 

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[16] Puisque l’ouvrage couvre 14 ans de la vie de l’auteur, nous voyons ainsi une transformation « photographique » de Suzanne-bébé en Suzanne-adolescente.
[17] W. Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Op. cit., p. 299.
[18] Citations tirées des Cahiers inédits : Journal 1978 (XIX), conservés aux Archives du Musée de la littérature à Bruxelles et que nous avons nous-même dépouillés en 2010.
[19] « Le trésor d’intimité », les « reliques (…) enfouies dans des tiroirs », c’est ainsi que Jean Tordeur appelle ces photographies anciennes dans sa préface à A la recherche d’une enfance, p. 11.
[20] J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, Paris, Presses Universitaires de France, « Thémis », 1997, p. 32.
[21] L’expression est de Liliane Louvel (« Le tiers pictural : l’événement entre-deux », dans A l’œil : des interférences textes/images en littérature, sous la direction de Jean-Pierre Montier, Rennes, PUR, « Interférences », 2007, p. 237).
[22] Nous paraphrasons les propos de Tordeur, A la recherche, préface, p. 9.
[23] J. Thélot, Critique, Op. cit., p. 50.
[24] L. Louvel, « Le tiers pictural : l’événement entre-deux », dans A l’œil : des interférences textes/images en littérature, sous la direction de Jean-Pierre Montier, Rennes, PUR, « Interférences », 2007, p. 237.
[25] L. Louvel, A l’œil : des interférences textes/images en littérature, Op. cit., p. 234.
[26] H. Dufour, Portrait en phrases : les recueils de portraits littéraires au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, « Ecriture », 1997, pp. 94-95.