La modernité et l’art de l’apparence.
Quand C. B. rencontre C. G.

- Nadia Fartas
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Donner consistance à l’apparence dans la modernité : le dialogue entre le poète et le peintre de la vie moderne

 

     L’intérêt que Baudelaire porte à la méthode de C. G. permet de souligner l’importance de l’espace, de la surface et de l’extérieur et dans Le Peintre de la vie moderne et dans la modernité.
      Le peintre de la vie moderne utilise ce que l’on peut nommer le cerne, une méthode similaire à celle de Delacroix, qui travaille et le contour et la couleur, pour saisir non pas « l’homme universel », mais tous ceux qui font la modernité :

 

M. G. commence par de légères indications au crayon, qui ne marquent guère que la place que les objets doivent tenir dans l’espace. Les plans principaux sont indiqués ensuite par des teintes au lavis, des masses vaguement, légèrement colorées d’abord, mais reprises plus tard et chargées successivement de couleurs plus intenses. Au dernier moment, le contour des objets est définitivement cerné par de l’encre. A moins de les avoir vus, on ne se douterait pas des effets surprenants qu’il peut obtenir par cette méthode si simple et presque élémentaire [43].

 

Baudelaire s’attache à la manière dont la figure émerge, dont le visuel prend forme. Cette méthode lui permet de contrer l’« émeute de détails » qui assaille l’artiste, détails « qui tous demandent justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue » [44], ajoute Baudelaire : le poète poursuit ainsi, en la rapportant à la démocratie moderne, l’analogie entre la composition en peinture et l’organisation politique que Roger de Piles avait notamment développée avec la théorie du « tout-ensemble » [45] (chaque partie est subordonnée au tout afin de conserver l’harmonie, le « tout politique »). Plutôt que de choisir ou de restituer des détails, Guys retient des formes, des « silhouettes », et l’imagination est en cela décisive :

 

En fait, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature (…). Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. G., accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte leur faculté principale troublée et comme paralysée. Il s’établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude d’absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l’arabesque du contour [46].

 

Baudelaire exprime clairement ici la dimension intellectuelle de l’art (« l’image écrite dans leur cerveau ») qui entre en dialogue avec la mémoire et l’imagination. Le souci du détail, qui doit attester du vrai ou de la vraisemblance, leur nuit, au contraire. Ainsi dans le nouveau régime du singulier généralisé, convient-il de mettre à distance l’exhaustivité (et l’on peut entendre le savoir savant non transformé par l’intellectuel, l’écrivain ou l’artiste). Ce qui étonne et ravit Baudelaire dans l’art de Guys, c’est sa capacité étonnante d’analyse du mouvement, en d’autres termes sa capacité à saisir la vie : « M. G. restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique » [47]. Pour évoquer Constantin Guys au travail, Baudelaire fait coïncider la  figure du peintre et celle de l’écrivain :

 

Non ! peu d’hommes sont doués de la faculté de voir ; il y en a moins encore qui possèdent la puissance d’exprimer. Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même.

 

Crayon et plume se mêlent au pinceau pour produire des images. Par là-même, c’est Baudelaire au travail (l’écrivain-critique et narrateur dont témoigne le présent d’énonciation qui rythme Le Peintre de la vie moderne) qui se confond avec Guys l’artiste. En outre, le passage dans lequel le poète décrit la méthode de Constantin Guys, un art singulier du contour, entre en écho avec la figure du poète écrivant et, dès lors, avec le contour de l’œil des femmes que le poète décrit :

 

Quant au noir artificiel qui cerne l’oeil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l’usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin tout opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’oeil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini ; le rouge, qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage féminin la passion mystérieuse de la prêtresse.
Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être employée dans le but vulgaire, inavouable, d’imiter la belle nature et de rivaliser avec la jeunesse. On a d’ailleurs observé que l’artifice n’embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beauté. Qui oserait assigner à l’art la fonction stérile d’imiter la nature ? Le maquillage n’a pas à se cacher, à éviter de se laisser deviner ; il peut, au contraire, s’étaler, sinon avec affectation, au moins avec une espèce de candeur [48].

 

L’artifice fait donc partie de la modernité et d’un nouveau rapport à la nature, à inventer. Dans sa critique d’art, Diderot avait déjà enclenché un éloge de l’imagination (entendons une imagination libre, toute subjective et non codifiée par les nécessités de la vraisemblance), c’est-à-dire une autonomie vis-à-vis de l’imitation. Baudelaire entérine ce partage mais en l’accentuant par un éloge de l’artifice et du maquillage, joint à celui de la parure. Le poète bouleverse la dualité platonicienne : il met le corps et l’artifice au premier plan, devant l’âme et la nature. Rappelons-le, Baudelaire déclarait en clôture du chapitre portant sur « La femme » : « Venger l’art de la toilette des ineptes calomnies dont l’accablent certains amants très équivoques de la nature » [49]. Ces propos annoncent la section XI, « Eloge du maquillage », dans laquelle il n’est plus question du grain de la robe ni des matières liées aux voitures mais du grain de la peau, tout comme il ne s’agit plus d’envisager l’art par les seuls termes de la couleur et du dessin ou encore de la mimèsis mais de l’envisager, plus largement, par la relation qu’il entretient avec le noir et le rouge du maquillage, que Constantin Guys a su, littéralement, cerner. Ainsi, « l’usage de la poudre de riz » 

 

a pour but et pour résultat de faire disparaître du teint toutes les taches que la nature y a outrageusement semées, et de créer une unité abstraite dans le grain et la couleur de la peau, laquelle unité, comme celle produite par le maillot, rapproche immédiatement l’être humain de la statue, c’est-à-dire d’un être divin et supérieur [50] ?

 

Baudelaire renverse la longue tradition liée à la contestation du maquillage – plus précisément, ce que son « temps appelle vulgairement maquillage » – et lui attribue une qualité paradoxale, celle d’effacer la nature.
      Le poète fait donc l’éloge de l’artifice qui surpasse la nature et sait rendre la spécificité temporelle et culturelle de la vie moderne tout en soulignant la beauté singulière, « bizarre » – « le beau est toujours bizarre » [51], soutient Baudelaire –, de la modernité. Il fait remonter en une même surface les strates que Taine a rigoureusement différenciées suivant un accord entre temporalité et toilette :

 

A la surface de l’homme sont des mœurs, des idées, un genre d’esprit qui dure trois ou quatre ans ; ce sont ceux de la mode et du moment. Un voyageur qui est allé en Amérique ou en Chine ne retrouve plus le même Paris qu’il avait quitté. Il se sent provincial et dépaysé ; la plaisanterie a changé d’allures ; le vocabulaire des clubs et des petits théâtres est différent ; l’élégant qui tient le haut du pavé n’a plus la même sorte d’élégance ; il étale d’autres gilets et d’autres cravates ; ses scandales et ses sottises font éclat dans un autre sens ; son nom lui-même est nouveau ; nous avons eu tour à tour le petit-maître, l’incroyable, le mirliflor, le dandy, le lion, le gandin, le cocodès et le petit crevé. Il suffit de quelques années pour balayer et remplacer le nom et la chose ; les variations de la toilette mesurent les variations de ce genre d’esprit ; de tous les caractères de l’homme, c’est le plus superficiel et le moins stable. Au-dessous s’étend une couche de caractères un peu plus solides ; elle dure vingt, trente, quarante ans, environ une demi-période historique. Nous venons d’en voir finir une, celle qui eut son centre aux alentours de 1830 [52].

 

A cette logique de l’histoire calquée sur la géologie, aux stratifications linéaires, globales et généralisantes, Baudelaire substitue, on l’a vu, une intrication entre l’éternel et le transitoire, le poétique et l’historique. Or là encore la méthode de Guys s’avère proche des aspirations du critique d’art, elle sait traduire ce nouage. Poursuivons la lecture du passage dans lequel Baudelaire décrit la méthode de Guys :

 

A moins de les avoir vus, on ne se douterait pas des effets surprenants qu’il peut obtenir par cette méthode si simple et presque élémentaire. Elle a cet incomparable avantage, qu’à n’importe quel point de son progrès, chaque dessin a l’air suffisamment fini ; vous nommerez cela une ébauche si vous voulez, mais ébauche parfaite [53].

 

>suite
retour<
sommaire

[43] Ibid., p. 699.
[44] Ibid., pp. 698-99.
[45] « Le tout-ensemble est un résultat des parties qui composent le tableau, en sorte néanmoins que ce tout qui est une liaison de plusieurs objets ne soit point comme un nombre composé de plusieurs unités indépendantes et égales entre elles, mais qu’il ressemble à un tout politique, où les grands ont besoin des petits comme les petits ont besoin des grands » (R. de Piles, Cours de peinture par principes [1708], préface et édition de J. Thuillier, Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p. 65).
[46] Ibid., p. 698.
[47] Ibid., p. 693.
[48] Ibid., p. 717.
[49] Ibid., p. 714.
[50] Ibid., p. 717.
[51] Exposition universelle (1855), Ibid., p. 578.
[52] H. Taine, De l’idéal dans l’art. Leçons professées à l’Ecole des beaux-arts, Op. cit., p. 35-36.
[53] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 699-700.