La modernité et l’art de l’apparence.
Quand C. B. rencontre C. G.

- Nadia Fartas
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Fig. 1. J.-A.-D. Ingres, Jeanne
d’Arc...
, 1855

Fig. 2. A. Scheffer, Madame Robert
Hollond
, 1851

Fig. 3. E. Meissonier, La Partie perdue, 1858

      Et de préciser d’emblée le lien entre passé et présent : « Le passé est intéressant non seulement par la beauté qu’ont su en extraire les artistes pour qui il était le présent, mais aussi comme passé, pour sa valeur historique » [14]. En outre, le poète explique la visée de son essai dans les termes suivants : « C’est ici une belle occasion, en vérité, pour établir une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu » [15]. Si la modernité esthétique a ses propres contours, si elle développe ses propres objets, savoirs et discours, elle n’en est pas moins liée au projet politique et social, la démocratie républicaine, qui se développe au XIXe siècle. C’est pourquoi, il convient de ne pas isoler l’art de la modernité, contrairement à ce que semble affirmer Foucault. Insistant sur l’ascétisme du « dandysme », le mieux à même de traduire « l’attitude volontaire de modernité » [16], celui-ci affirme en effet :

 

Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu’ils puissent avoir leur lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art [17].

 

De surcroît, le dandy n’est qu’une des figures du personnel de la vie moderne que Guys représente parmi d’autres et Baudelaire n’érige pas l’ascétisme – « se prendre soi-même comme objet d’une élaboration complexe et dure » [18] –  comme le trait spécifique de la modernité. Il reste que la pensée de Baudelaire croise celle du philosophe ou plus précisément des philosophes, par une pensée du vêtement et du corps en mouvement comme éléments de la singularité. La singularité est garantie par le régime du commun (social, politique) propre à la modernité.
      Dès ses premiers Salons, le poète engage en effet à saisir « l’héroïsme de la vie moderne » jusque dans le costume noir, tant décrié par ses contemporains :

 

Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement [19].

 

Dans Le Peintre de la vie moderne, publié près de vingt ans après les Salons de 1845 et 1846, Baudelaire interpelle les peintres qui s’avèrent incapables de restituer le costume contemporain en harmonie avec la personne qui le porte :

 

La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer [20].

 

Par le truchement du vêtement et de la question de sa représentation Baudelaire opère un geste double. D’une part, il accorde la modernité à la vitalité, c’est-à-dire au réel, ce qui ressortit à l’inattendu et au périssable ; d’autre part il montre que la visée de l’art n’est pas seulement de traduire la modernité : l’art et la modernité sont indissociables. L’art maintient et souligne la part de singularité, autrement dit d’irréductibilité que la modernité, dans son rapport au collectif et à l’universalité, doit préserver. Comment Constantin Guys répond-il à cet enjeu artistique et esthétique ?
       Guys ne s’attache pas à reproduire des scènes du quotidien en les travestissant en scène d’un autre temps comme le déplore Baudelaire à propos des « peintres actuels, [qui] choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Age, de la Renaissance ou de l’Orient ». Songeons aux tableaux historiques d’Ingres [21] (fig. 1) ou aux tableaux d’Ary Scheffer (fig. 2) que Baudelaire exècre particulièrement [22] ; songeons aux scènes de genre [23] d’Ernest Meissonier (fig. 3). L’exactitude de Guys est autre : ni idéale, ni textuelle (c’est-à-dire conforme aux sources mythologiques, historiques, bibliques ou littéraires), ni, en bon reporter, strictement documentaire. Il entrecroise plusieurs dimensions, le permanent et le transitoire, sans les opposer, comme certains théoriciens de l’art le préconisent.
      L’essai de Baudelaire entre ainsi en dialogue avec les discours de Joshua Reynolds célèbre portraitiste anglais du second XVIIIe siècle qui fut président de la Royal Academy. Dans Le Peintre de la vie moderne Baudelaire ne fait que mentionner le nom de Reynolds : il n’en précise ni l’art ni la théorie. Or, il est remarquable que Joshua Reynolds ait développé une réflexion sur la temporalité dans la peinture à partir de deux manières d’envisager le temps dans la représentation du vêtement qui sied au meilleur portrait. Selon lui, loin de l’exactitude des costumes contemporains les peintres ne doivent pas représenter leurs modèles dans des habits modernes [24]. S’il juge la mode suspecte car changeante, il est néanmoins plus nuancé et tente, furtivement, de ménager les temporalités. Ainsi, dans son Septième Discours prononcé à la distribution des récompenses le 10 décembre 1776, celui-ci invoque un savant dosage de « préjugés » qui n’autorise aucune originalité puisque la nouveauté entrave la clarté liée à l’habitude :

 

En conséquence, celui qui dans le portrait désire ennoblir son sujet, que nous supposerons être une dame, évitera de le peindre dans le costume moderne, dont l’air familier suffit pour détruire toute dignité. (…) Il donnera à la draperie de sa figure un air antique pour y mettre de la dignité, et conservera quelque chose du costume actuel pour y sauver la ressemblance. De cette manière son ouvrage s’accordera avec le préjugé que nous avons en faveur des choses que nous voyons continuellement, et le parfum de simplicité antique répondra à ce qu’on peut appeler notre préjugé érudit et savant [25].

 

Les propos de Reynolds viennent donc nourrir l’intertextualité de la dualité baudelairienne. Néanmoins, Baudelaire privilégie, quant à lui, non pas une complémentarité entre l’antique et l’actuel, mais une intrication entre le poétique et l’historique, le transitoire et l’éternel, afin que « toute modernité soit digne de devenir antiquité » [26]. Dès lors, la querelle du vêtement fonde la modernité baudelairienne et, par une adresse aux peintres actuels, l’inscrit plus concrètement encore dans son rapport à l’art. De sorte que l’art des beaux-arts et l’art du paraître (celui de la mode) ne sont pas distincts :

 

Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise […] [27].

 

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[14] Ibid., p. 684.
[15] Ibid., p. 685.
[16] M. Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », art. cit., p. 1389.
[17] Ibid., p. 1390.
[18] Ibid., p. 1389.
[19] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 494.
[20] Ibid., p. 695.
[21] « Quant à la Jeanne d’Arc qui se dénonce par une pédanterie outrée de moyens, je n’ose en parler. (…) Ici, comme dans l’Apothéose, absence totale de sentiments et de surnaturalisme » (Exposition universelle (1855), Ibid., p. 589).
[22] Voir « De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment », Salon de 1846.
[23] Signalons à ce propos l’ouvrage de M. Vottero, La Peinture de genre en France, après 1850, préface de B. Jobert, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Art et société », 2012. L’auteur met notamment en évidence l’importance des « peintres de mousquetaires » dans la peinture de genre du XIXe siècle. Voir notamment le chapitre intitulé « Pourpoints et feutres à panaches, la scène de genre Renaissance ou le triomphe du bric-à-brac ».
[24] Andreas Beyer analyse la peinture de Gainsborough et de Reynolds à partir de leur conception temporelle du vêtement : « La confrontation du portrait de Lady Mary Bate Dudley avec celui de Lady Worsley, peint par Reynolds, montre que l’opposition entre les deux peintres ne se limitait pas à la conception du visage mais se reflétait jusque dans les vêtements. La position de Reynolds, consignée dans son Septième discours et dans son Discours ironique de 1791, visait à enlever à l’œuvre tout caractère temporel susceptible d’en affecter la pérennité. Pour lui, un tel risque existait si le modèle était habillé à la mode de l’époque. La nightgown, sorte de négligé porté par Lady Bate Dudley, en vogue en France et en Angleterre au milieu des années 1780, représentait tout ce que Reynolds condamnait. A ses yeux, un modèle atteignait ainsi au comble du ridicule, parce qu’il n’était pas vêtu selon l’idéal antique et que le sens commun prenait de ce fait le pas sur un sens plus élevé », A. Beyer, L’Art du portrait, traduit de l’allemand par A. Virey-Wallon, Paris, Citadelles & Mazenod, 2003, p. 262 ; Das Porträt in der Malerei, Hirmer Verlag GmbH, Munich, 2002.
[25] Sir J. Reynolds, Discours sur la peinture, préface de J.-F. Baillon, texte établi d’après l’édition de L. Dimier, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-arts, 1991, p. 157 ; J. Reynolds, Discourses, éd. de Pat Rogers, Londres, Penguin classics, 1992, p. 200.
[26] Ch. Baudelaire, OC, II, Op. cit., p. 695.
[27] Ibid., pp. 694-695.