Au seuil du fabuleux : la cinématographie
comme traversée des mondes chez Don Delillo,
Christine Montalbetti et Patrick Chatelier

- Marie-Pascale Huglo
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      L’idiot, invisible dans son fauteuil, participe à la ronde herméneutique, ajoutant ses propres réactions à celles des personnages et de l’instance narrative (dont le foyer invisible et actif ne s’énonce ni ne se montre). L’idiot s’ennuie face à « la scène d’intérieur figé » [40], médite, visualise des fables alternatives, prend la mesure des possibles, multiplie les angles. Ses images mentales – des « songes » [41] – prolongent les gestes et les mouvements du drame dans des petites fables, rendant poreuse la frontière entre l’actuel et le virtuel. Plongé dans le drame mais protégé par son invisibilité, « à la fois dans la pièce et à l’abri, à la fois au milieu et hors » [42], l’idiot ne se contente pas de regarder sans être vu : il voit les anges et les fantômes que les personnages ne voient pas, mais qui hantent la maison Butler.
      La séquence du meurtre s’étend ainsi sur une centaine de pages, dans un lent déploiement d’images et de voix donnant corps au spectre d’un massacre archaïque. Mais la réalisation du meurtre ne sonne pas le glas du récit de Chatelier. Alors que, son forfait accompli, la brute s’éloigne sous le soleil, l’idiot franchit la frontière invisible qui le tenait à l’écart : il sort de la maison à la poursuite du meurtrier, « écarte les bras à l’imitation de tous les cow-boys qu’il a vus sur le point d’en découdre » [43] et, dans un combat de David et Goliath, tue la brute armée en catapultant des cailloux. La métalepse narrative permet de renverser les rôles, mais la transformation du spectateur tapi dans son fauteuil en acteur vengeur et victorieux n’annonce toujours pas la fin du récit. Ce serait oublier le cinéma qui, encore une fois et de nouveau, dédouble toute la scène.
      La brute enfin morte, une fois accomplie la plainte du « chœur de la famille Butler et de tous les autres, le chœur des opprimés, des vaincus, des révoltés qui à chaque génération grossit […] » [44], voilà que la porte s’ouvre, non pas celle de la maison Butler située au cœur de l’action, mais celle de la cabane, celle du début, la cabane hantée qui, in extremis, revient en avant-plan. « Alors, ça t’a plu ? » [45] demandent les garnements à l’idiot, qui sort de cette cabane comme un diable de sa boîte… Ce retournement n’a rien de réaliste. Ce n’est manifestement pas sur le terrain de la vraisemblance que l’issue de cette histoire nous place. L’idiot repart en titubant, « alors que persistent les milliers d’images en Technicolor, la famille, l’étranger, le repas » [46], et il court vers la maison Butler « prévenir Jesse avant qu’il soit trop tard » [47]. C’est la fin cette fois, fin circulaire poussant l’indistinction des frontières de la fable à son terme : dans les images, les frontières du réel et de la fiction se brouillent, le vraisemblable s’abolit pour laisser place à la vérité de ce qui apparaît et à l’écho d’une longue mémoire. Le saut métaleptique par-dessus la frontière invisible séparant le spectateur de la scène du drame emporte la fiction toute entière et donne un dernier tour à la revenance [48] qui l’anime.
      Comme Montalbetti et de Lillo, Chatelier réfléchit le dispositif cinématographique à travers des allusions et des renvois intertextuels nombreux, mais contrairement à la première, il l’intègre au monde de la fiction par le biais du personnage de l’idiot. Et cet idiot – figure par excellence du spectateur naïf –, finit par accomplir le fantasme du spectateur immobile de Point Omega : il se laisse happer par les images, crève l’écran d’invisibilité pour venger les vivants devenus morts et prévenir la mort des vivants qui ne savent pas encore ce qui les attend, dans un éternel retour circulaire dont le cinéma est, d’un même tenant, le moteur et l’image. En plongeant dans l’univers de la fable, le spectateur devient l’acteur d’un improbable renversement, dont la réalité ne serait autre qu’un songe – peut-être prémonitoire – sorti de la cabane à images.
      Le ralentissement de la fable a pour pendant l’amplification et la dramatisation de ce qui, dans chacun des plans, couve. La résonance des corps et des visages en arrêt traverse les frontières entre individus, familles, générations, morts et vivants, êtres animés et inanimés. L’univers de la fable devient poreux et, à travers les passages qui se creusent, il se multiplie en petites poches de possibles que les images actualisent ou, du moins, font apparaître. La grande différence entre Chatelier et Montalbetti vient de ce que, si tous les deux désignent la médiateté du spectacle des fables, le geste ne relève pas, chez Chatelier, de la tradition comique consistant à dénuder le procédé. On ne saurait, cependant, minimiser la force d’invention qui, dans ces deux westerns littéraires, renouvelle la fable à partir d’une secondarité avouée, comme si les scénarios typés et les manières de voir marquées (entre autres et surtout) par l’esthétique du cinéma, loin de dénoncer l’illusion de la fable, en reconduisaient la force illusoire sans souci de vraisemblance : les petites fables secondes – digressives, virtuelles, hypothétiques – multiplient les mondes et en bousculent les frontières sans jamais perdre de vue la scène de vision qui les trame. La contamination cinesthétique de la réalité, que le personnage de DeLillo envisage, contamine, chez Montalbetti et Chatelier, la fable toute entière, faisant émerger des mondes inattendus, instables, tout en redessinant le partage du visible et du narratif.
      Pour Chatelier, la médiateté des fables n’a rien d’une comédie. C’est plutôt un moyen de redéployer de l’intérieur la tragédie en puissance d’une scène western, entremêlant ainsi les genres et les esthétiques. Les emprunts de ce récit au cinéma nous ramènent à la fascination première pour le spectacle d’une violence archaïque qui revient. La scène de la vision et la scène de l’action parviennent ainsi, dans Pas le bon pas le truand, à se répondre. Pourtant, à faire de la scène de vision une figure allégorique du cinéma, à renoncer à la transparence, à nous rappeler les frontières et les seuils qui la définissent, la fiction hésite à construire un monde total dans lequel le lecteur s’immergerait pour, comme l’idiot et avec lui, en éprouver la magie. Sans prétendre ruiner l’illusion qu’elle porte, la conscience réflexive du dispositif et de l’histoire du cinéma fait appel au savoir du lecteur et dédouble son regard. Contrairement à l’idiot, le lecteur ne peut pas s’installer à la fois « au milieu et hors » [49] du monde des images et des histoires qu’elles portent. Il se tient, jusqu’au bout, moitié dedans moitié dehors, sur le seuil du fabuleux.

 

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[40] Ibid., p. 97.
[41] Ibid., p. 103.
[42] Ibid., p. 70.
[43] Ibid., p. 164.
[44] Ibid., p. 175.
[45] Ibid., p. 177.
[46] Ibid.
[47] Ibid., p. 178.
[48] J’emprunte librement le terme de « Revenances » à l’essai de J.-Fr. Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, 2006. Il désigne tant les poétiques de la répétition que l’éternel retour des fantômes, des spectres et des revenants, dont les fables cinématographiques seraient, en quelque sorte, emblématiques.
[49] P. Chatelier, Pas le bon pas le truand, Op. cit., p. 70.