Au seuil du fabuleux : la cinématographie
comme traversée des mondes chez Don Delillo,
Christine Montalbetti et Patrick Chatelier

- Marie-Pascale Huglo
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Montalbetti : dramaticules du visible

 

      Mais l’étirement de la durée peut aussi devenir le moteur d’une euphorie littéraire et donner lieu, paradoxalement, à un foisonnement « hors-cadre » de la fable. J’en prends pour témoin un western romanesque révélateur de l’imprégnation du cinéma (et de l’Amérique) dans la littérature narrative contemporaine en France. Western, de Christine Montalbetti, raconte la journée d’un héros trentenaire entre lever et coucher du soleil, avec, pour finir, un duel dont le héros sort vainqueur [9]. Un tel résumé pourrait laisser croire que ce roman ne manque pas de suspense ni de péripéties, mais c’est compter sans le tempo. A force d’être ralenti par des pauses descriptives interminables truffées de digressions et de périphrases (qui incorporent et dramatisent, dans la phrase, l’étirement temporel), le duel apparaît comme une convention, un bouclage aussi incontournable, dans le genre, que l’image du cow-boy « [s’éloignant] vers le couchant, contre le fond chamarré duquel, comment faire autrement, sa silhouette s’amenuise, en un tranquille respect des lois de la perspective » [10] – image sur laquelle le roman se clôt. La curiosité du lecteur n’est pas orientée vers l’action, mais plutôt vers la théâtralité des scènes que la narratrice décrit et pointe du doigt. La réflexivité et la mise à distance ne sont cependant pas les seuls moyens employés pour ruiner notre adhésion naïve à l’histoire, que tout nous invite à ne pas lire au premier degré. La lenteur et le rapprochement de la vision constituent, chez Christine Montalbetti, de véritables embrayeurs narratifs [11], capables de faire surgir un monde et un drame insoupçonnés au détour d’une semelle de botte. L’attention au visible ramène l’univers typé des plaines de l’Ouest à une surface susceptible d’être altérée par de brusques changements de plans, de perspectives ou d’échelles, auxquels le cinéma nous a habitués. Dès lors, la scène du visible peut basculer dans un microcosme fabuleux, toute image menaçant – tel un écran magique – de déboucher sur un autre monde jusqu’alors insoupçonné [12]. Alors, et alors seulement, la conduite du western devient imprévisible, excessivement mobilisable, infiniment susceptible de bousculer la mesure d’une histoire située, a priori, à hauteur d’hommes agissants. Et c’est bien cette mesure d’une vision « à hauteur d’hommes » que l’optique cinématographique bat en brèche. On dévie alors sans cesse de la fable principale par l’éclosion visuelle d’épopées minuscules et de micro-événements réels ou virtuels, dramaticules florissants qui ralentissent le train de l’action principale et en déplacent l’intérêt, entraînant une progression narrative en circonvolutions, par déboîtements successifs bien orchestrés [13].
      La narration distanciée et le constant rappel au lecteur des moyens de la littérature (notamment par le biais d’adresses et de commentaires métadiégétiques sur la conduite du récit [14]), empêchent toute lecture immersive de Western. Les ruptures de niveaux et la multiplication des artifices ruinent la vraisemblance et l’autorité de la fable première en même temps qu’elles accumulent avec brio les péripéties futiles qui la distendent. Le western fait l’objet d’un ralentissement polymorphe qui détourne le roman de ses prétentions sérieuses et sape notre adhésion à un duel archétypal sans le rendre illisible pour autant.
      Quel serait alors l’enjeu de ce roman ? On peut y voir la parfaite manifestation d’une littérature postmoderne vouée au recyclage et à la parodie, tirant tout son panache d’une écriture seconde brillante, dont l’histoire, aussi convenue que loufoque, ne serait que le prétexte. C’est bien à une lecture ludique et distanciée que cette épopée de papier prédispose, reléguant Transition city à un décor, les personnages à des figurants, les événements à un défilement d’images manipulables, comme autant de (fabuleuses) chausse-trappes. Le récit emprunte allègrement au cinéma un scénario archétypal, matériau connu que l’on peut étirer à loisir sans perdre le fil. Nul retentissement existentiel du ralentissement descriptif ici, mais un plaisir affiché de l’artifice et du détournement : depuis la trame galvaudée de l’action encadrante jusqu’au découpage du roman faisant de la sieste du héros un morceau de bravoure étiré sur quelques soixante-six pages [15], Western colle parfaitement à l’idée d’une littérature seconde, quand le plaisir de raconter des fables déconstruit la vraisemblance des fables…
      Impossible, donc, d’entrer dans cet univers comme dans des « possibilités d’existence orientées », formes et forces éprouvées « comme des directions possibles de notre vie mentale, morale ou pratique » [16]. Western nous engage dans un mode de lecture plus ludique – plus réflexif aussi – à partir d’un schéma d’action et d’un cadre spatio-temporel tous les deux surcodés, dont l’artifice est exposé. La ville de Transition City n’est pas plus habitable que le héros trentenaire n’est source d’identification : les reconnaître, c’est reconnaître des modèles et des codes, mais aussi la possibilité de mener, dans un tel décor, une histoire à son terme. Les détournements parodiques et la mobilité cinématographique de la vision ne déconstruisent pas le monde des fables : la médiateté affichée de nos représentations narratives et de nos manières de voir a un impact sur la conduite de l’histoire. La cinématographie avouée du monde de la fable déstabilise la singularité présumée du cadre de l’action et, multipliant les échelles du visible, fait émerger l’imprévisible à partir de la vision macroscopique d’un objet qu’on aurait cru sans histoire (épopée des fourmis sous une semelle de botte). Ou encore, animant une comparaison (autre forme d’image), elle précipite, pour clore la description en gros plan du front du héros et de ses ondulations mutiques, une séquence sous-marine impossible à anticiper [17]. Dans ce dernier cas de figure, ce qui s’énonce d’abord comme une analogie, un comme si, se mue en une scène aquatique autonome, pure virtualité faisant monde à son tour, greffant à la description principale un petit drame suspendu et sans suite, à la manière d’un insert extra-diégétique. La résurgence du cinéma dans le texte nous arrache ainsi à des habitudes de lecture fondées sur le partage, communément admis, entre le monde réel et le monde symbolique : dans l’image qui s’anime et s’impose, les frontières du comme si se brouillent.
      Ce type d’insertion fait ressortir l’espace intermédiaire des fables et des appareils de vision comme autant de seuils, de zones de transition (à l’instar de Transition city, dont le nom figure, en quelque sorte, un programme) : tout objet peut devenir un embrayeur narratif, toute vision est susceptible de s’animer et, du même coup, de déplacer le terrain de l’action. La déflation du vraisemblable ne coïncide pas avec un déni de la fable, mais avec sa démultiplication artificielle ou hypothétique (dégagée qu’elle est d’une réalité première dont elle serait la représentation). La conduite narrative réfléchit les moyens de la vision et du récit, tout en faisant de ces moyens une force d’invention propulsant des histoires en des lieux inattendus. Le répertoire et l’esthétique cinématographiques font retour comme possibilité d’entrouvrir des mondes, de rouvrir le visible et, par là, de bousculer notre appréhension territoriale de la fable stabilisée à « hauteur d’hommes agissants ». Les changements de plan et d’échelle introduisent, au sein du cadre conventionnel de l’action, un grouillement de scènes possibles investies de narrativité, dont des fourmis ici, une ondulation là, sont les acteurs. L’omniprésence de l’éclairage et du découpage du visible creuse des sortes de tropismes, les petits drames sarrautiens devenus, chez Christine Montalbetti, micro-séquences. L’enjeu n’est pourtant pas de révéler, à la manière de Sarraute, le remuement sous la surface tranquille. Il s’agit plutôt de relancer la fable à plusieurs niveaux par des manipulations avouées du visible empruntant leurs scénarios aux techniques cinématographiques comme à la panoplie littéraire. L’histoire se déploie dans la mobilité de la vision, dans une germination des possibles débarrassée du souci de vraisemblance.

 

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[9] Chr. Montalbetti, Western, Paris, P.O.L., 2005.
[10] Ibid., p. 212.
[11] L’idée d’embrayage narratif est dérivée du concept d’embrayage discursif, sans présupposer pour autant une « grammaire universelle ». L’embrayage discursif permet, on le sait, de relier une instance et une situation d’énonciation à un énoncé. Par analogie, l’embrayage narratif serait un motif permettant de relier un premier niveau de l’histoire à un deuxième niveau. Or, dans le cas de Christine Montalbetti, le motif déclencheur (une semelle de botte, par exemple) est indissociable d’un changement d’échelle dans la vision : la cinesthésie des descriptions motive donc la conduite du récit et la multiplication, à l’intérieur de l’univers diégétique, des niveaux. C’est à partir d’une vision rapprochée, ralentie à l’excès, que le motif devient opératoire et embraye sur un autre univers narratif.
[12] Citons ici le moment où l’on bascule – non sans en être averti – d’un plan rapproché (la botte du héros) à un autre plan encore plus rapproché qui, dévoilant l’univers des fourmis, présente une scène épique en miniature en adoptant momentanément « leur point de vue » (Chr. Montalbetti, Western, Op. cit., p. 12) : en même temps qu’une échelle de grandeur, c’est la coupure cognitive présupposée entre le monde humain, auquel appartient encore (à peine) la botte, et le monde animal qui s’évanouit : « Si l’on excepte cette botte, et le mouvement de bascule dont nous avons essayé de rendre compte (…), les événements, dans ce matin engourdi qui tarde à paraître, ne sont pas légion, et pour l’heure, il m’est difficile de vous en dire beaucoup plus, sauf à m’approcher de la poutrelle sur laquelle se profile la botte et de remarquer que tiens, alors qu’on croyait avoir dénombré exhaustivement tout ce qui dans cette scène relevait du vivant, il y a, regardez-moi ça, une cohorte d’hexapodes, tout frétillants (…), et si bien qu’en attendant que le jour se lève et que notre homme (…) formule des bribes de monologue plus précises, on peut toujours se pencher sur leur colonne sinueuse, sur ce pointillé exact, régulier, mobile qu’elle trace là, et, en vision macroscopique, reconnaître qu’ils ont assez fière allure avec leur lot de tarières, crochets, pinces et autres aiguillons, et visez-moi celui-là, avec son labre dégoûtant, qu’il fait monter et descendre dans l’air matinal comme s’il parlait tout seul, ressassant quelque vieillerie qui ne lui sort pas de la tête./Adoptons un instant leur point de vue […] » (Ibid. ; je souligne).
[13] Le déboîtement narratif indique un changement du cadre narratif, qui se passe de l’intermédiaire d’un personnage ou d’un sujet parlant. Le changement d’échelle dans la vision permet de tels déboîtements sans recourir à la fiction d’une fable racontée (emboîtée) dans la fable racontée.
[14] Jusque dans la toute dernière phrase qui, on l’a vu plus haut, montre l’amenuisement de la silhouette du cow-boy et les lois de la perspective, et souligne le caractère incontournable du finale.
[15] La sieste constitue la troisième partie du roman (qui en contient quatre).
[16] M. Macé, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2011, p. 14.
[17] « Elle ondule plutôt, cette intranquillité [de Dirk], dans un gouffre de silence, comme si son esprit oui, palmé, gangué d’une combinaison étanche, évoluait en eaux profondes, là où la lumière céleste ne parvient plus, avec juste, on peut l’imaginer, une petit lampe accrochée au bandeau qui ceint son masque, et suivant ainsi, d’un battement continu de ses chevilles, le faible faisceau lumineux dont elle scie la masse aquatique, désignant ici ou là quelques algues épatées, des pierres trouées de toutes sortes d’alvéoles, un banc de poissons plutôt placide, entre les cerveaux desquels la pensée ne paraît pas trop circuler non plus, et, sur des kilomètres, le sable boueux, mêlé de toutes sortes d’éléments végétaux et animaux dont la décomposition produit un sédiment foncé qui s’étend par longues taches noirâtres, olivâtres, où tressaille parfois un reflet roux » (Chr. Montalbetti, Western, Op. cit., p. 61).