Gérard Titus-Carmel.
Les lèvres et le regard

- Régis Lefort
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¦     Progressivement, d’un état à l’autre des poèmes en vers, ce qui paraît se dessiner, c’est un corps, celui du poète, comme une caisse de résonance, et, dans l’écho généré à la fois par le bruit des vagues et la vision de leur incessant enroulement qui régulièrement se défait, il s’agit de saisir le mouvement infini et infiniment insaisissable de la mer. Quelque chose s’ouvre, du reste, un agrandissement de l’espace, une amplitude du mouvement, une rupture face à l’enfermement du temps. Progressivement, ce qui est affirmé d’une vision de la mer dans le premier poème est mis en doute par le phénomène même de la répétition, puis récupéré par le corps, stase vibratoire, car le réel « cogn[e] fou régulier à nos corps » [30] : l’avancée de la mer, sa façon de « basculer », la forme de mourir des vagues, leur écume comme bave au bord des lèvres. Parfois, l’effet d’hypallage est généré par un déplacement de l’adjectif, d’un poème à l’autre, troublant l’appréhension du monde, la rendant ainsi à son caractère impossible. Ainsi par exemple de l’adjectif « impeccable » : « des vagues impeccables », « le sol terrestre impeccable », « les mots impeccables » [31]. De même, la variation des verbes détruit la restitution du mouvement de la mer dans le poème, « la vue noyant le regard », et le rend à une « langue rendue close » [32] : l’estran est le lieu où « avance » la mer, où elle « bascule », « basculerait », « rompt », « verse », « se rue », « se cambre », « roule », « se renverse ». Puis c’est finalement le regard et la voix qui épousent ces différents mouvements :

 

laissant ses yeux brûler dans la distance et le sel
les lèvres muettes le corps entier au bord de rompre
et la mer inlassable toujours frappant bavant son fiel [33]

 

      Il existe un système du poème qui ainsi reprend sans cesse chaque expression, chaque formulation, que l’on croyait à la première lecture posée définitive. Il y a donc un double effet : d’abord, comme une mise à distance dans le poème de ce qui semblait être possédé par le regard, la voix et le leurre d’une vibration corporelle en communion avec le monde, ensuite, comme un rapprochement, les vagues présentant un « balancement de pure salive » [34]. Le corps est de plus en plus présent dans le poème et le mouvement de la mer y inscrit sa violence, son enroulement, sa façon enveloppante de déferler. La mer prend possession du corps du poète. Il s’agit alors de « juste passer la langue sur les lèvres / pour dire je fus là je témoigne », c’est au regard d’être « basculé », à la voix de s’amuïr, au chant d’être « torsadé » et à la langue « seule [d’agiter] l’horizon » [35]. Finalement, le poète a « creusé cette cavité dans la / craie de nos corps où vient durer l’écho » [36]. Il a confondu la mer, s’est perdu à force d’écume et reste « muet pareil à la mer disparue » [37].

 

Les lèvres et le regard

 

      Nombreuses sont les occurrences de la bouche et des yeux, des lèvres et du regard dans la poésie de Gérard Titus-Carmel comme dans ses différents écrits. Ces deux éléments corporels par lesquels quelque chose échappe, du nom de création, sont la source et la lisière, la clairière et l’orée, la frontière, l’espace de suspens d’où tout peut survenir, incertain. Une expression les réunit : « la herse des lèvres » [38] et « la herse / entre deux battements de cils » [39]. La polysémie du mot « herse » fait des lèvres et du regard deux lieux de l’entre-deux où quelque chose vient à la lumière dans un empêchement. La vision, la parole, se recueillent au bord d’un précipice où toujours la chute est incertaine mais promise. « C’est à la gorge que l’inconnu nous prend. C’est à nos tempes qu’il frappe, ce sont nos lèvres qu’il brûle, nos yeux qu’il égare » [40]. Les mots sont comme cailloux et éboulement, le trait comme envahissement et perte, si l’équilibre n’est pas perçu, senti, trouvé. Sans cesse « une brume tenace (…) descend sur les mots » [41] ou les mots sont « rendus cassants au bord des lèvres » [42] ; de même, un voile descend sur la toile, ou plutôt « le regard [s’embue] de tout ce lointain où l’on se reflète et cherche à se reconnaître, mais le vide est toujours devant, sans parole ni visage à accueillir » [43]. Toutefois, la « herse » possède une qualité de filtre qui permet au poète de se tenir « à cette lisière comme à l’avancée du jour ainsi [qu’il] acquiesce aux saisons » [44]. Il en est des lèvres comme du regard car si les yeux se ferment parfois, craignant « ce qui hante la profondeur » [45], ou craignant que la vision ne les délaye et noie l’immensité,

 

les lèvres démises durcies par le silence
car reconnaissantes en cela
qu’elles s’arrondissent à la perfection
autour du vide si durement gagné

c’est chaque fois le prix à payer
pour cette victoire sans âge qu’on obtient
de haute lutte contre le surcroît du monde
l’inutile bruit et la force aveugle du vent
qui érode les fronts et use les mots
derrière tous les os [46]

 

      S’il paraît possible de se frotter les yeux et de réinitialiser le regard, il est plus difficile de laver les mots sur les lèvres et d’effacer leur venue. Ainsi en est-il de « l’imprononçable nom de fleur / qu’à peine bordant mes lèvres / déjà se fane » [47] ou de certaines « paroles gercées / aux commissures de lèvres toujours surprises » [48], mais ces mêmes lèvres rancissent «  quand l’attente les tient trop longtemps scellées » [49].

 

parfois certains mots
heurtent les dents
d’autres restent tapis dans l’ombre
au creux de cette nacre
qu’enferme la bouche perlière [50]

 

      Mais, d’autres fois, imperceptiblement, un tremblement vient, laissant échapper quelques mots, portant au hasard leur ombre comme innommable. Dans le même temps, le poète invoque « l’ombre / qui dissout dans la nuit » [51] car la nuit, « ensablement du regard », « transporte avec elle toute la mémoire que nous avons du monde » et « elle nous lave jusqu’aux os » [52]. D’une langue qu’il reprend au silence, il risque le plus incertain et tente de fracasser « l’impartageable noyau des mots » pour que, « arrondis et sonores » [53], ils en appellent à la mémoire et à l’oubli, pour qu’ils cessent d’étouffer un nom.
      Le motif du fleuve, publié en 1990, présente une image saisissante des lèvres, les comparant aux rives d’un fleuve et faisant de la voix un flux s’écoulant :

 

ainsi se dissolvent les bords
au tracé limpide du fleuve
ainsi se dessoudent les lèvres
autour de l’or de sa poussière
humectant le nom de la terre
dès la commissure [54]

 

      C’est la qualité d’étrangeté au monde, d’étrangeté du monde, de la vision, des mots, leur « inquiétante étrangeté » qui indique une présence continue et prolonge l’habitation du poète. Le signe de l’étranger comme étrange, comme exil, entraîne le battement des paupières et le trébuchement des mots entre les lèvres. « Autour d’un mot c’est un chant / aussi décrivant une courbe », et dans ce mouvement où les mots « estiment la profondeur » du fleuve et composent le poème, le langage renvoie à ses rives « les mots pétrifiés » comme « éboulis blocs équarris » car ils ne sont que « vestiges rêves / vanités d’hommes anciens » [55]. Toutefois,

 

soudain une boucle résolue
un jeté le jambage délié
d’une écriture majeure
qui s’extrait du limon
marquant son corps de même
signant son nom [56]

 

      A l’embouchure, le fleuve ou le poème retrouvent la mer et l’horizon, retrouvent le pur de l’écume ou le sel de salive, le clos et l’ouvert. Dépassant le système clos de la langue, la structure d’horizon du poème, « entrelacs du voir et du dire » [57], selon Michel Collot, renonce à la découverte de l’origine pour, faisant de la répétition une loi, s’en remettre à l’affleurement obscur du monde et entrer en résonance. Le caractère vibratoire auquel se voue alors le corps, foyer de convergence et échappée hors du temps, est garant de cet espoir en la découverte de la présence dans l’absence [58], de ce qui nous dépasse, nous interroge et nous contient.

 

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[30] G. Titus-Carmel, Ressac, Op. cit., p. 26.
[31] Ibid., pp. 28, 30, 68.
[32] Ibid., pp. 48 et 12.
[33] Ibid., p. 72.
[34] Ibid., p. 26.
[35] Ibid., pp. 54 et 66.
[36] Ibid., p. 78.
[37] Ibid., p. 86.
[38] G. Titus-Carmel, Epars, Textes & poèmes, 1990-2002, Op. cit., p. 120.
[39] G. Titus-Carmel, Travaux de fouille et d’oubli, Seyssel, Editions Champ Vallon, 2000, p. 11.
[40] G. Titus-Carmel, Ressac, Op. cit., p. 59.
[41] Ibid., p. 21.
[42] Ibid., p. 40.
[43] Ibid., p. 29.
[44] Ibid., p. 27.
[45] Ibid., p. 12.
[46] Ibid., p. 89.
[47] G. Titus-Carmel, Travaux de fouille et d’oubli, Op. cit., p. 103.
[48] G. Titus-Carmel, Instance de l’Orée, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1990, p. 118.
[49] G. Titus-Carmel, Seul tenant, Seyssel,Champ Vallon, 2006, p. 52.
[50] G. Titus-Carmel, Ceci posé, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1996, p. 30.
[51] Ibid., p. 23.
[52] G. Titus-Carmel, La Nuit au corps, Op. cit., pp. 37 et 10.
[53] Ibid., p. 34-35.
[54] G. Titus-Carmel, Le Motif du fleuve, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1990, p. 15.
[55] Ibid., pp. 17, 29 et 36.
[56] Ibid., p. 38.
[57] M. Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989, p. 9.
[58] « Mon travail du texte, depuis pas mal de temps maintenant, s’attache à un questionnement plus ample de ce qu’il est convenu d’appeler mon "encombrement d’être" avec, au centre, la taraudante question de l’absence et la recherche du lieu, sans cesse mouvant, où je pourrais enfin l’arrimer et lui faire rendre gorge » (G. Titus-Carmel, entretien de la revue Le Matricule des Anges, art. cit.).