Gérard Titus-Carmel.
Les lèvres et le regard

- Régis Lefort
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, The Pocket Size Tlingit
Coffin
, 1975-1976

Fig. 2. G. Titus-Carmel, The Pocket Size Tlingit
Coffin
, 1975

      Le mourir serait donc à la source de la création. Il ne s’agit pas d’envisager la création depuis un espace où le créateur est « parfaitement mort », comme l’écrit Mallarmé de lui-même à son ami Cazalis dans une lettre du 14 mai 1867, pas plus qu’il ne convient de considérer le poème depuis un « je suis mort », soit un objet « paradoxal et fascinant (…) au cœur de l’écriture moderne » [15] selon Dominique Rabaté, ou le tableau comme l’annihilation de l’affirmation d’être. Le mourir serait cet espace-temps de la « transformation silencieuse » pour reprendre une expression de François Jullien, où vivre est « un enchaînement conséquent, global et s’auto-déployant, dont "je" est le produit successif » [16]. L’œuvre d’art serait la manifestation de la présence au monde de ce « je » selon un système de « modification-continuation » [17]. Chez Gérard Titus-Carmel, la vertu de la répétition serait de manifester la transformation silencieuse ou cette façon d’impossible permanence des choses dont l’œuvre d’art est le produit. L’espace de résonance d’un tableau à l’autre dans une série contiendrait l’ineffable, celui d’un poème à l’autre l’indicible, l’ineffable et l’indicible s’affrontant dans la pulsion de création pour décider du moyen d’expression.
      Si l’espace de résonance concerne la création ou la venue de l’acte créateur, à la fois mémoire et manquement car il s’agit de « peindre l’oubli » et d’« écrire l’absence » [18], cet acte se déploie ensuite chez Gérard Titus-Carmel selon le phénomène de répétition, générant un nouvel espace de résonance qui prolonge le premier et que nous pourrions appeler, empruntant l’expression à Jean-Marie Touratier dans La belle déception du regard, espace de « raisonance ». Il s’agit de réorienter sans cesse les motifs d’un ensemble pour que chaque détail, dont l’œuvre entière ne laissait poindre qu’une part ou plongeait dans l’invisibilité, puisse être soumis à la perspective et apparaisse à sa juste mesure.

 

Répétitions et anamorphoses

 

      Regarder, c’est confirmer l’identité ou voir l’objet tel que la volonté du sujet le définit. Il faudrait donc, pour avoir accès au monde objectif, au monde réel, annihiler la volonté du sujet qui nécessairement déforme, détourne, empêche. Pour essayer de faire œuvre d’art qui ne soit pas la reproduction d’un monde dévoyé par le sujet qui s’y projette, Gérard Titus-Carmel a recours à deux techniques : il génère un objet du réel et entre dans la répétition de sa saisie, qu’il appelle série. Ainsi, il déplace les lignes, les formes et les couleurs, détruit ce qu’il génère, détruit en ce sens le modèle ou l’objet représenté qui n’a plus d’appartenance stable au réel. Hors de toute référence, nous pourrions, à la suite de Michel Deguy et Michel Collot, nommer « référance » ce qui s’in-définit et retarde en permanence toute identification d’un référent jusqu’à la rendre impossible. Le tableau ou le poème éclipsent ce qui a présidé à leur naissance. Détruisant le réel, l’art n’est pas une reproduction, il est une exploration, un creusement dont la répétition va souligner les perspectives, identifier les angles, accentuer ce qui à l’origine se cachait dans la masse ou le nombre. Rien n’existe alors que la perte de repères, la perte du sujet pourtant présent mais se défaisant, la perte comme expression du « système de mourir ». Scintille comme un cri l’insondable dimension du temps. L’espace s’ouvre sur un antre et un entre. Avec ces séries, nous pourrions parler de « guerre d’usure », ainsi que le fait Yves Michaud :

 

En anglais guerre d’usure se dit war of attrition ; j’ai toujours regretté que nous ne disposions pas en français de ce mot qui vient du latin adtritus et adtero et signifie user par frottement, frotter, consumer à force d’usage et renvoie finalement à la vie elle-même usée à en passer le temps [19].

 

      Nous donnerons deux exemples forts de ce phénomène de répétition, qui est proche de l’anamorphose parfois, soit une déformation, un grossissement du trait, perspective et projection, ce qui revient, pour Gérard Titus-Carmel comme pour Marie-Claire Bancquart, à « explorer l’incertain » [20]. Nous considérerons en particulier les 127 répétitions, non pas reproductions, de cercueils dans The Pocket Size Tlingit Coffin, et les variations sur le ressac du recueil Ressac, publié en 2011.
      The Pocket Size Tlingit Coffin est une œuvre proposant des dessins, des aquarelles, des gouaches ou des gravures de 127 cercueils (figs. 1 et 2). L’artiste fait varier le point de vue, l’angle de perspective, la matière, la couleur, mais chaque tableau s’inscrit dans un écho, une forme d’appel des autres tableaux. A son habitude, Gérard Titus-Carmel entreprend d’explorer les métamorphoses d’un réel qu’il a créé. Ainsi met-il l’accent sur l’art comme impossibilité ou comme expression pure. A moins qu’il ne souhaite montrer « la substance de la fiction de notre présence au monde » [21].

 

L’objet perçu est une greffe de l’imaginaire. Le quotidien
nous en livre chaque jour les bribes. Gérard Titus-Carmel
donne corps à ces attaches singulières et nous les
restitue par le dessin. Ce coffret, inquiétude au creux de la
paume, d’une morbidité raide, douce et souple, il en épuise
le regard [22].

 

      Cette série de cercueils, dont le premier perd nécessairement, dans le nombre 127, de sa force originaire et que Jacques Derrida nomme « cercueil princeps » ou « paradigme », pose le problème de l’initiale. Tous les autres « semblent lui faire suite (conséquence, obséquence) pour le mettre à plat et en perspective, y perdant du coup le relief et faisant référence. Seul ce paradigme aurait un nom, un nom singulier et donc propre, si celui-ci n’était aussi "générique" : The Pocket Size Tlingit Coffin » [23]. Ainsi, Gérard Titus-Carmel « monumentalise ce dont il signe la disparition, il marque la déchéance de ce qu’il institue » [24]. Avec la série, c’est moins un supposé modèle qui importe – d’ailleurs, ici, il n’existe pas – que l’espace lui-même dans lequel il s’agit de regarder de la même façon que le psychanalyste écoute, c’est-à-dire selon un processus « flottant » qui permet non pas de fixer l’objet mais d’en parcourir l’étendue. « Je suis là, comme eux maintenant, comme lui, obsédé, assiégé, ça me regarde de tous les côtés, ça me regarde en tous les sens et depuis le fond du miroir, comme une mort qui me serait déjà arrivée. », note Jacques Derrida. Peut-être, alors ajoute-t-il, Gérard Titus-Carmel travaille-t-il au deuil « sans exemple et sans précédent » [25].
      Dans Ressac, et « pour ne pas trop mourir », le poète accorde « le remuement de ses lèvres suivant la mesure de la mer » [26]. En naissent trois « mouvements », dont celui, central, qui présente trente états de la matière, trente états de poème composés de trois strophes de trois vers chacune et où le poète cherche à saisir « là rugissant brute / au-dessous la vague primitive » [27]. Ces états ou variations conjuguent et rapprochent le mouvement des vagues de la mer, celui de la vision qui arrive par vagues sur la rétine, enfin le mouvement poétique proprement dit qui, par la répétition de mêmes motifs, suggère flux et reflux des mots. Il s’agit d’un premier espace de résonance, appelé dans tel poème « gifle sonore » ou « écho » [28], mais celui-ci est enrichi d’un second espace de résonance composé de textes en prose, en italique, sur la page de droite du recueil, en regard des poèmes en vers qui, eux, sont sur la page de gauche. Ce second espace de résonance, enrichi de l’italique, double l’écho car l’emploi fréquent de l’italique « produit un effet de décadrage qui tout de suite dérange ce qui pourrait se mettre en place d’ordre du discours » [29] et favorise les scintillements du langage. Un troisième espace de résonance recouvre les deux premiers, celui de la composition du livre qui fait précéder et suivre les « Variations sur le ressac » de « Oppresse du loin montant » et « Oppresse du loin descendant ».

 

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[15] D. Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, Librairie José Corti, 1999, p. 56.
[16] F. Jullien, Les Transformations silencieuses, Paris, Grasset & Fasquelle, 2009, p. 15.
[17] Ibid., p. 31.
[18] G. Titus-Carmel, Epars, Textes & poèmes, 1990-2002, Op. cit., p. 223.
[19] Y. Michaud : « La peinture, celle avec qui on n’en finit pas », dans Gérard Titus-Carmel, Œuvres 1984-1993, Op. cit., p. 36.
[20] M.-C. Bancquart,  Explorer l’incertain, Coaraze, L’Amourier éditions, 2010.
[21] G. Titus-Carmel, La Nuit au corps, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 2010, p. 18.
[22] P. Hulten, dans G. Titus-Carmel, The Pocket Size Tlingit Coffin, illustré de Cartouches par Jacques Derrida, Paris, Editions Centre Georges Pompidou/Musée national d’art moderne, 1978, p. 5.
[23] J. Derrida, dans G. Titus-Carmel, The Pocket Size Tlingit Coffin, Op. cit., p. 15.
[24] Ibid., p. 48.
[25] Ibid., pp. 13 et 21.
[26] G. Titus-Carmel, Ressac, Op. cit., p. 33.
[27] Ibid., p. 10.
[28] Ibid., p. 15.
[29] P. Casson, « A plus d’un titre », dans Gérard Titus-Carmel, Œuvres 1984-1993, Op. cit., p. 92.