La part obscure
- Pascal Commère
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      Comme le noir, dont elle partage la récurrence, la nuit est polysémique. Titus-Carmel le sait plus que tout autre, lui qui, dans La Nuit au corps, écrit : « Mais il n’oublie pas que toujours l’obscurité le précède » [73]. La nuit, le Chaos, les ténèbres. d’où provient la lumière, ainsi que le veut Novalis qui, en la « Nuit source de vie », voit « le cœur puissant des révélations ». C’est la nuit bienveillante, telle que l’évoque Jean de La Croix (« O nuit qui réunis / l’Ami avec l’aimée »), dispensatrice de la concorde accordée aux êtres en repos dans « l’immensité d’un jardin ancien où la profondeur de la nuit n’est qu’acquiescement et fluidité » [74], prête à accueillir le silence en son sein dès lors que, la mémoire au repos (« l’écho de la nuit / s’entêtant au silence / du jardin » [75]), l’appel de l’effraie rapporte « tous les mots de la nuit / dans la nuit fédérée » [76]. Nuit protectrice aussi bien, matricielle, porteuse de quel secret de naissance « après la retraite / au ventre profond / de la nuit » [77]. Nuit charnelle où les corps en étreinte se mêlent au mouvement infini des vagues « dans l’écho de ton cri de nuit / venu du plus noir du palais » [78]. Bachelard, que l’on ne cesse de solliciter décidément, formule ainsi cette union : « Et comme l’eau est la substance qui s’offre le mieux aux mélanges, la nuit va pénétrer les eaux » [79], avant que d’ajouter : « L’effroi augmente au cœur de l’homme ». Ce à quoi semble répondre Titus-Carmel, sans dramatisation inutile : « la nuit le fleuve / a la ténèbre froide » [80]. Retour au noir, d’où il nous faut sortir pourtant. Comme nous sortons de la nuit. Deux mots (d’une seule syllabe, féminin, masculin) appariés de toujours, qui toujours se répondent et dont la présence conjointe innerve maints poèmes auxquels la nuit donne champ et profondeur, comme elle confère au fleuve un caractère funèbre, ici (« remontant leur nuit réciproque / à son lit de vase noire / quel courant véloce le recouvre / encore de nuit » [81]), quand elle n’est pas simple unité de durée, pour qui, éveillé, façon de guet, attend et redoute tout autant « la perspective d’une nuit / encore à passer » [82]. Comment ne pas évoquer alors cette peur du noir que les premiers hommes ont éprouvée avant qu’ils n’inventent le feu. Le poète en fait l’expérience à son tour, en ce qui pourrait être une évocation de l’enfance – présente ailleurs en creux à travers une autre absence (« rêvant d’un père également d’os / et de voix » [83]) – ; de l’enfance et de ses frayeurs, avec cette attirance que le noir génère (« alors fermant les yeux à la nuit / me glissais sous l’argile ocrée des paupières » [84]) en même temps qu’une répulsion (« Je fermais les yeux, faisais la nuit. Je serrais les mâchoires » [85]). Attirance-répulsion, telle qu’elle apparaît à maints détours de la rêverie nocturne pour cette « Nuit vraiment dont je n’ai jamais pu me déprendre » [86], malgré cette tension du corps pour entrer dans l’inconnu, y disparaître, et se protéger tout autant. Pour entrer dans la nuit, où l’ennemi devient enfin visible.C’est la nuit maléfique, la « ténèbre », dont il convient de se nettoyer pour parvenir à la lumière (« aussi dois-je me laver de toute ténèbre / avant de / poursuivre » [87]) avant que n’arrive « l’Autre Nuit, la cachée, la grande, l’inconcevable flaque sombre qu’on devinait, encore plus étendue et bien plus profonde que toutes nos courtes nuits de vivants, mornement répétées et domestiques » [88] en qui l’infini de la mort se mêle, toutes eaux confondues, « à l’irréfragable proximité de la nuit et / dans l’attente infinie de toute nuit infinie » [89].
      On n’oublie pas Corbière : « – Morts. Merci : La Camarde a pas le pied marin » [90]. Evoquant l’effroi des anciens navigateurs, Bachelard parle de la Mer des TénèbresMare tenebrarum, thème qui revient fréquemment dans l’imaginaire des poètes. La rêverie fait le reste, franchit le bastingage. « Je me suis trouvé requis dans cette succession de plis. J’ai fait cause commune avec cette fureur, mêlant mes os à ceux des grands noyés » [91]. Dès lors le poème évoquera « le tournoiement inexprimable de la mer, là où s’épuise la mutinerie de ces âmes noyées que la nuit ne boursoufle plus » [92]. Titus-Carmel se souvient des légendes de la mort et des eaux, et du passeur Charon dont « la barque reste amarrée à la rive, sans cesse repoussée vers plus de noir » [93]. C’est la mer infinie, « patrie de la mort totale » [94], sur laquelle flotte inlassablement la chevelure de la belle Ophélie dont la mort liée aux flots délivre ici une image des plus sombres (« ô ton sourire figé tes dents noires » [95]). Revisitée, l’image apparaît bientôt comme un signe prémonitoire, telles ces « deux mains posées / sur mes épaules // mains déjà condamnées à la nuit » [96], tandis que « le feu noir de l’ombre qui dévore tes yeux s’étendra à la région de ton front » [97]. Dans un registre et des moyens qui lui sont propres, mais avec la même fascination pour le corps décharné, le poème rejoint l’œuvre peint où certaines séries (Crânes, Vanités) s’ouvrent explicitement à une représentation de la mort, quand d’autres (Nielles notamment) renvoient à la couleur noire (« reste le trou profond / des yeux comme la nuit » [98]) sans rien qui manque à la macabre allégorie (« ô nuit dangereuse éclatée / au visage de mort et souriant » [99]).
      Ressac, disions-nous. Il n’est toutefois que de rouvrir les livres antérieurs de Titus-Carmel pour constater déjà son goût avoué pour l’ombre (« je fuyais comme gale / la torpeur des étés » [100]) ; l’ombre qui seule permet de chasser « de [l]a mémoire/ le dessin du jour / et ses lumières » [101]. Mais c’est maintenant que prend corps en lui, « [se] tenant à l’écart de toute nuit rêvée » [102], cette tentation de repli éprouvée il y a longtemps, non en vue de se fermer mais pour s’ouvrir au monde, puisque si l’on en croit Hugo « c’est au-dedans de soi qu’il faut regarder le dehors » [103]. Ainsi s’élabore dans l’imaginaire des eaux océanes un chant de gorge où mort, deuil et nuit ouvrent un chemin qui, prenant appui sur cette absence devenue présence grâce aux mots, répercute, de livre en livre, un entêtant ressac. L’infini retour sur une part de soi dévastée mise à sac par la mort, qui, de variation en variation, interroge le poème pour l’a(e)ncrer sur la page qu’il éclaire, ici, au plus sombre de l’écume.

 

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[73] La Nuit au corps, Op. cit.,p. 10.
[74] La Rive en effet, Op. cit., p. 45.
[75] Instance de l’Orée, Op. cit.,p. 62.
[76] Ibid., p. 43.
[77] Ibid., p. 63.
[78] Ibid., p. 116.
[79] G. Bachelard, L’eau et les rêves.
[80] Le Motif du fleuve, Op. cit., p. 48.
[81] Ibid., p. 35.
[82] Ibid., p. 30.
[83] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 67.
[84] Ibid., p. 65.
[85] Ibid., p. 17.
[86] Manière de sombre, Op. cit., p. 22.
[87] La Tombée, Op. cit., p. 79.
[88] La Nuit au corps, Op. cit., p. 62.
[89] La Tombée, Op. cit., p. 83.
[90] T. Corbière, Les Amours jaunes, Poésie / Gallimard.
[91] Manière de sombre, Op. cit., p. 54.
[92] La Rive en effet, Op. cit., p. 63.
[93] Manière de sombre, Op. cit., p. 71.
[94] Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Op. cit., p. 102.
[95] La Tombée, Op. cit., p. 85.
[96] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 100.
[97] Ibid., p. 16.
[98] Ibid., p. 128.
[99] Ibid.
[100] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 64.
[101] Ibid.
[102] Ibid., p. 75.
[103] Cité par Annie Le Brun, Op. cit.