La part obscure
- Pascal Commère
  Été 2012
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      Ressac, ainsi que le veut le titre du dernier livre de Titus-Carmel. Nul thème en effet ne semble mieux convenir au travail de Titus-Carmel, ressassement et méditation. Le mot lui-même claque de ses deux syllabes sèches, heurtant quoi ; la première signe la répétition, le retour. Façon de revenir, de diriger son regard, yeux mi-clos, vers ce que seule la rêverie permet de toucher, d’entrevoir. Porte ouverte à la contemplation où l’on décèle l’intimité du monde, selon Bachelard, qui ajoute : « La méditation aux yeux fermés et la contemplation aux yeux grands ouverts ont soudain la même vie » [1]. Mais je relis ce qu’Antoine Emaz écrit sur la peinture de Titus-Carmel : « Il en va très différemment lorsqu’on ne considère plus une toile isolément mais un ensemble de toiles. C’est ce regard, me semble-t-il, que Titus-Carmel impose avec force : peindre a à voir avec le temps » [2]. Cela vaut, me semble-t-il, pour son travail en poésie, lequel doit être considéré dans son ensemble, ou par ensembles, plus que poème après poème. C’est en tout cas l’option que je retiens. L’écriture chez Titus-Carmel, procède, en effet, comme sa peinture, par cycles. Point de poèmes isolés, mais des suites – et souvent assez longues – résultant d’un temps de composition qu’on imagine circonscrit, au fil duquel le besoin de fouiller – l’un de ses titres est Travaux de fouille et d’oubli – devient de jour en jour plus insistant. De fouiller, reprendre, ressasser, tout un travail dans l’ombre, aurore ou crépuscule, quand ce n’est pas lors d’insomnies, la tension qui habite son geste tolérant mal la remise à plus tard. S’ensuit une pratique quotidienne du poème, avec cette ténacité qui transparaît dans l’écriture même et qu’accompagne, feuilles volantes ou pages de cahier, une méditation soutenue par maintes lectures, sans qu’on sache rien des retours arrière, heurts, hésitations, repentirs, tant le cours semble obéir à une pulsion unique, passant d’un livre à l’autre. Aussi les thèmes et mouvements qui composent Ressac sont-ils déjà présents pour la plupart dans les livres antérieurs. D’où cette unité de ton propre au travail poétique de Titus-Carmel, quand bien même les formes – l’architecture plus encore – à l’intérieur desquelles le poème prend sens et figure, varient d’un livre à l’autre, ou plus exactement d’une série l’autre ; formes correspondant chacune dirait-on – autre aspect de l’organisation de son travail – à des éditeurs différents, Fata Morgana d’abord, Champ Vallon et Obsidiane ensuite. S’agissant de Ressac, dernier livre paru, la forme – et le souffle tout autant – découle, on l’a compris, du mouvement de la vague. Incessant va et vient, roulement, façon qu’elle a de couvrir et de découvrir sans cesse, conférant élan et pulsion au mouvement de la phrase de telle sorte qu’on ne puisse à sa suite revenir sur soi avant qu’un mouvement de reflux n’ouvre au regard le champ de la p(l)age déserté par les eaux. On n’a rien dit du noir, d’où provient le ressac et sur quoi il s’appuie. Inlassablement, comme si un sable central en constituait le pivot – sable qui, en termes de blason, désigne la couleur noire. Mais quelle est-elle cette couleur ; et ce noir quel est-il, que dit-il ? Le mot lui-même d’abord, particulièrement récurrent dans les poèmes de Titus-Carmel, et cela dès les premiers livres. Question infinie, primordiale sans doute et constitutive de son travail de poète et qui ne peut de la sorte être traitée que succinctement. Avec, façon d’entrouvrir la porte d’un mot qui se livre autant qu’il se retient, un clin d’œil à cet autre peintre et poète, Aurélie Nemours, qui, dans un poème, écrit : « Noir, qui est la démesure de nos forces et la cible de cette limite. »
      Mais revenons au ressac, et donc à l’océan tel qu’une mémoire littéraire nous le restitue. Hugo, bien sûr : « Il y a toujours sur ma strophe ou sur ma page un peu de l’ombre du nuage et de la salive de la mer. Ma pensée flotte et va et vient, comme dénouée par toute cette gigantesque oscillation de l’infini » [3], Baudelaire, Valéry, tant d’autres. Dont Claudel – ne pas l’oublier : « La mer, l’échine resplendissante, est comme une vache terrassée que l’on marque au fer rouge » [4]. Difficile d’affronter la vague ensuite. Sauf que Titus-Carmel ne craint pas de croiser les ombres du passé, pas plus que « la mer indifférente et noire » [5]. Il relève le défi aujourd’hui, habitué qu’il est aux « flots moirés de l’encre » [6] desquels, jaillissante, « une autre langue écume et se cabre » [7] au travers d’un lexique en prise directe avec le « tournoiement inexprimable de la mer » [8] qui, d’un livre à l’autre, « dans les vagues qui déferlent en ordre et fracas assourdissant » [9], nourrit ce mouvement d’océan. D’abord sonore, comme pour restituer « le fracas enrâlé de la mer » [10] et répondre aux « fortes marées » [11] aussi bien qu’au « halètement de l’océan tout proche » [12], avant qu’un silence inquiet ne l’atteigne « depuis quel gouffre » [13], le temps de s’identifier à la chose regardée, cette « côte battue [qui] nous ressemble où tonne la furie / du monde » [14] ; à moins que, mêlant son tourment à celui de l’océan jusqu’à domestiquer un temps le tumulte qui préside à l’écriture, il ne s’abandonne à cette « mer ininterrompue [qui] déferle en nous » [15].
      Nous évoquions le noir. Tellement présent que l’adjectif semble, d’une seule syllabe d’un seul souffle, et dès les premiers livres, à même de qualifier tel élément ou tel autre de ce qui nous entoure, reconnaissant par là qu’il est alors bien plus qu’une couleur, lui qui en dit plus sur l’état d’esprit de qui regarde que sur la chose regardée. Il en va ainsi de « l’oasis noire » [16] ; de « la silhouette noire des femmes » [17] – de couleur certes, ici ; de « [son] nom d’anguille / sur [son] ventre noir » [18] ; d’une « sifflante flèche noire [19] » ; « des noms aussi noirs que le noir profond des mûres bordant le chemin » [20], etc.
      Si le thème de la colère de l’océan est somme toute banal, quoique renforcé ici par l’évocation de la matière remuée, plus intéressant, en revanche, est le mouvement de retour que signe sur lui-même le ressac ; ce besoin d’un obstacle qui justifie le choc, avant que le front ne s’y brise. Réfléchi, le poème de Titus-Carmel se confronte volontiers à ce qui le dépasse en force et violence. Il se façonne à ce prix – à la dure, pourrait-on dire, conscient que la vie ne vaut que ce qu’en fait « la poreuse déchirure d’une main / qui depuis des âges cherche encor à écrire » [21]. Quelque chose résiste, prêt à anéantir qui commettrait l’erreur de baisser sa garde. Le poète compte ses divisions. Scrupuleux dans la recherche de la forme, et plus encore de l’architecture au risque de s’y enfermer – dès lors qu’elle fait fi des ruptures nécessaires à la respiration du poème – et ne plus laisser entendre la petite voix au profit d’une chambre d’échos titanesques face auxquels l’autre reste vide soudain et sans voix ; le danger étant de s’approprier celle de l’océan au point de la mimer, de s’enfler à son tour. Retour au noir, à l’intériorité grâce auxquels le poème de Titus-Carmel trouve dans la respiration courroucée de l’océan un relais à la sienne propre. Du mouvement de flux et reflux, « entendre nettement le bruit sourd du ressac » [22], mouvement toujours semblable et toujours différent, « mot cent fois répété / comme ce motif inépuisable / soumis aux mêmes assauts » [23], il fait une métaphore du travail de création – d’écriture ici. Travail de reprise, de variations, qui fait la part belle à la mémoire « enserrant nos fronts » [24] en même temps qu’il la constitue, dût-elle, comme nous « qui ne retenons / de belle histoire que chute et oubli » [25], éprouver « cette fragilité [qui] la réduit à la seule apparition / du mot fin à la dernière page » [26]. Obstinée reprise qui fait corps, en autant de pages qui sont autant de barrages à la mort. Ainsi, de poème en poème, l’introspection se poursuit, par laquelle l’œuvre ouvre un itinéraire dans la nuit du sens, questionnant l’opacité du monde comme de nos vies, en autant de fragments, collages, figures qui reviennent inlassablement, retrouvant fonction dans le mouvement qui les anime, et cela dans un ressassement de langue qui, fouillant l’obscur, éclaire, le temps de retomber dans la nuit interminable. Approche méticuleuse de ce qui serait à dire, quoique seulement entrevu, attaqué, provoqué plus que ressenti, harangué, auquel le ressassement, travail du trait et de la langue, la tension qui en naît, va donner forme et substance, dans une jubilation propre à qui se collette à l’œuvre, ce tour de main classique (« nous montâmes » [27]), sinon artiste, qui ne craint de rencontrer dans sa recherche de la beauté quelque écho (mallarméen) venu du « rêve lenticulaire de la nummulite » [28].

 

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sommaire

[1] G. Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Librairie José Corti, 1942.
[2] A. Emaz, « Notes sur les Nielles et le Temps » (2003), dans Le Geste et la Mémoire. Regards sur la peinture de Gérard Titus-Carmel, L’Act Mem, 2007.
[3] Cité par Annie Le Brun, Les Arcs-en-ciel du noir : Victor Hugo, Paris, Gallimard, 2012.
[4] Cité par Bachelard, L’eau et les rêves, Op. cit.
[5] Demeurant, Sens, Obsidiane, 2001, p. 64.
[6] La Tombée, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1987, p. 76.
[7] Manière de sombre, Sens, Obsidiane, 2004, p. 52.
[8] La Rive en effet, Sens, Obsidiane, 2000, p. 63.
[9] Demeurant, Op. cit., p. 63.
[10] Ibid., p. 77.
[11] Instance de l’Orée, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1990, p. 15.
[12] Ibid., p. 66.
[13] La Tombée, Op. cit., p. 77.
[14] Demeurant, Op. cit., p. 66.
[15] La Rive en effet, Op. cit.,  p. 12.
[16] Le Motif du fleuve, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1990, p. 22.
[17] Ibid., p. 17.
[18] La Tombée, Op. cit., p. 76.
[19] Ibid., p. 78.
[20] Instance de l’Orée, Op. cit., p. 11.
[21] La Tombée, Op. cit., p. 76.
[22] Ibid., p. 74.
[23] La Rive en effet, Op. cit., p. 13.
[24] Ibid., p. 86.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] La Tombée, Op. cit., p., 24.
[28] Ibid.