Les Caractères de La Bruyère
en représentations : les partis pris
de l’édition illustrée par Jacques Ravel

- Marine Ricord
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Fig. 21. J. Ravel, Les Caractères, « De la Mode »,
1964 (XXV)

Fig. 22. J. Ravel, Les Caractères, « De la Mode »,
1964 (XXVII)

      Les manifestations de la mode favorisent la satire de la vanité. Les portraits des amateurs de prunes et de tulipes (« De la Mode », 2) donnent lieu à une scène au jardin (fig. 21). Au premier plan, l’amateur de tulipes pose à plat ventre, perdu, comme fondu (par le jeu des couleurs) dans la contemplation de la « solitaire » orange et jaune :

 

[…] il la contemple, il l’admire, Dieu et la nature sont en tout cela ce qu’il n’admire point […] [39].

 

La « curiosité » devient une idolâtrie ridicule et grave puisqu’elle fait oublier le salut de l’âme. Au second plan, l’amateur de prunes est en conversation avec une dame (rapportant à la lettre le caractère de La Bruyère) : louant les qualités « divines » du fruit, « il cache avec peine sa joie et sa vanité par quelques dehors de modestie » [40]. Les couleurs de la prune rappellent celles de la tulipe, appliquant à ce nouvel objet une analyse morale identique, répétable à l’infini semble-t-il : le melon, orange et jaune également, « semble du reste ironiquement installé sur un autel de pierre comme la relique d’un saint, disponible à l’idolâtrie d’un nouveau maniaque » [41]. Le feuillage des arbres dans lequel on distingue d’autres fruits a une nette ressemblance avec la queue d’un paon et pourrait discrètement placer la scène sous le signe de la vanité.
      « Autre portrait de mode, celui d’Iphis (fig. 22) [42] : le décor est condensé, un extrait d’église pour ainsi dire, où sont assis des fidèles. Iphis est seul debout, se distinguant par son costume rose, arborant un luxe de rubans et de dentelles ; ses souliers roses tranchent avec le vert des souliers d’un autre homme. Le regard tourné vers la preuve de sa faute – en matière de mode s’entend –, il est comme arrêté de honte, le corps incliné et figé. Au fond à gauche, une femme semble jouer le rôle du témoin et prendre Iphis en flagrant délit. Les couleurs vestimentaires contrastent avec l’édifice religieux (marron et anthracite) que surmonte une figure angélique au geste éloquent : les bras ouverts et un haussement d’épaules expriment sa lassitude résignée face aux préoccupations mondaines, détournées de Dieu.
      « Or le temps passe, ce qu’oublient trop souvent les personnages de La Bruyère. C’est ainsi que le sablier figure dans deux illustrations : le portrait de Lise déjà commenté (fig. 1 ) et le portrait de N** (« De l’Homme », 124) [43] qui ne cesse de faire planter, bâtir sans tenir compte de sa maladie (fig. 16 ) :

 

Ce n’est pas pour ses enfants qu’il bâtit, car il n’en a point, ni pour ses héritiers, personnes viles, et qui se sont brouillées avec lui : c’est pour lui seul, et il mourra demain [44].

 

En embuscade derrière un édifice en construction, une femme vêtue de noir, masquée (mais on la reconnaît bien), figure la mort, avec son sablier dans la main et son sourire narquois : elle regarde le lecteur, indiquant la mort prochaine de l’homme pour qui « les années ont (…) moins de douze mois » [45]. L’allégorie est la solution trouvée par l’illustrateur pour transposer l’annonce du décès, chute de la remarque des Caractères. Le doigt autoritaire de N**, qui « se promène tous les jours dans ses ateliers […] » – Jacques Ravel le représente transporté dans un petit véhicule poussé par son valet –, révèle le sentiment de toute-puissance du personnage, aveugle à la réalité et incapable d’envisager sa mort. L’illustration, en faisant signe au lecteur, intègre dans sa composition-même la lecture morale du moraliste.

 

***

 

      Par leurs partis pris et la forte unité qui en résulte, les illustrations de Jacques Ravel donnent à voir les Caractères. En les animant comme des scènes, elles soulignent la théâtralité de cette société humaine que le moraliste ne cesse d’analyser et de dénoncer. L’image réfléchit en somme l’ostentation des traits et des pratiques ; elle rend visibles les signes que le texte invite à déchiffrer. Car les Caractères, comme leurs illustrations, se prêtent au jeu de l’interprétation, disséminant dans un ensemble très composé, les éléments de la réflexion morale. Dès leur parution, les Fables de La Fontaine ont donné lieu à des illustrations, les inscrivant dans la tradition de l’emblème. L’œuvre de La Bruyère quant à elle n’a été que peu illustrée, et c’est sans doute la présence de remarques analytiques ou de maximes, plus austères en apparence, ou l’absence de desseins résolument narratifs, qui l’explique. Les illustrations de Jacques Ravel nous révèlent, – et son mérite n’en est que plus louable – les richesses figuratives et scéniques des Caractères.

 

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[39] « De la Mode », 2, p. 502.
[40] Ibid., p. 503.
[41] O. Leplatre, Les Caractères. Jean de La Bruyère, Bordas, « L’œuvre au clair », 2004, p. 140. Je remercie Olivier Leplatre qui, en m’invitant dans sa revue, m’a encouragée à écrire le présent article.
[42] « De la Mode », 14, pp. 511-512.
[43] « De l’Homme », 124, p. 437.
[44] Ibid.
[45] « Des Femmes », 8, p. 114.