Les Caractères de La Bruyère
en représentations : les partis pris
de l’édition illustrée par Jacques Ravel

- Marine Ricord
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Fig. 13. J. Ravel, Les Caractères, « Des Grands »,
1964 (XVII)

Fig. 14. J. Ravel, Les Caractères, « De la Cour »,
1964 (XIV)

Fig. 15. J. Ravel, Les Caractères, « De Quelques
Usages », 1964 (XXVIII)

Fig. 16. J. Ravel, Les Caractères, « De l’Homme »,
1964 (XXII)

Fig. 17. J. Ravel, Les Caractères, « De la Ville »,
1964 (XII)

« Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre » (« De la Cour », 99)

 

      Les Caractères donnent à voir la société et les hommes qu’ils examinent : ils déclinent en effet, en de fréquentes variations, le topos moraliste du theatrum mundi [13] – l’homme est acteur sur la scène du monde – ; ils démasquent les ruses de l’amour-propre et ses hypocrisies. En observateur de la société dans laquelle il vit, le moraliste dénonce aussi la théâtralité [14] propre à la société du XVIIe siècle – les grimaces de la flatterie courtisane ou les pantomimes de certains prédicateurs. Jacques Ravel a été très sensible à cette dimension théâtrale des Caractères, qui a touché son goût personnel pour le théâtre : il a en effet fait partie de troupes de théâtre [15] dans lesquelles, acteur, il concevait également les décors et les costumes. Dans ces illustrations, c’est à des représentations en habits d’époque que le lecteur assiste. Le soin apporté aux vêtements des personnages favorise l’ancrage historique dans le siècle de La Bruyère et reprend les principales caractéristiques de sa mode [16] : pour les humbles, couleurs sombres, coupes simples et droites, châles en guise de coiffes (fig. 13) ; pour les riches et les nobles, costumes raffinés avec robes et dentelles, jabots, manches en tissus blancs, bas et vestes élégantes (fig. 14).
      Il est surtout frappant de constater que la mise en page des illustrations est le plus souvent pensée comme une scène de théâtre. De façon explicite, la parade des Grands de la Cour se fait sur une scène, éclairée avec des chandelles comme au XVIIe siècle, et un personnage sur le devant de l’estrade applaudit tel un spectateur (fig. 2 ). Plus généralement, on distingue un premier plan où se joue l’action principale : la lecture du testament qui « fait Maevius légataire universel » [17], sourire en aparté à destination du public (fig. 15). En un second plan, Titius déçu repart de dos, avec un geste de dédain, mettant fin à sa comédie des larmes. Au fond apparaît en gris la ville comme un décor stylisé, conférant un effet de profondeur à la scène et désignant le triste « faubourg » où le personnage replonge « sans rentes, sans titres » [18]. Souvent, l’arrière-plan n’est que suggéré, composé d’éléments symboliques suffisants pour désigner une réalité : jardin de N** [19] évoqué par un morceau de verdure à la perspective réduite et faussée, un à-plat, qui ressemble à une tenture verticale (fig. 16), ou encore panneau mural avec ornementation végétale figurant la limite d’un jardin (fig. 9 ). Les couleurs rehaussent les contours et le cadrage, qui découpent des scènes.
      La distinction des plans permet aussi de résoudre les problèmes de temporalité du récit posés par l’adaptation de certaines remarques de La Bruyère. La transposition de la succession ou de l’énumération linéaire dans le portrait de Ménalque par exemple (« De l’Homme », 7) repose sur la restitution de trois actions en autant de plans différents (fig. 3 ) : à gauche au premier plan prolongé en hauteur grâce à un escalier, la scène de la perruque ; au second plan à droite, le repas et la maladresse du verre renversé ; au fond, la chute dans la rue et le piéton bousculé. Autre exemple, le portrait d’Antisthène (fig. 7 ) qui décrit les réflexions désabusées d’un écrivain pensif et mélancolique, double du moraliste : « […] j’ai un grand nom, dites-vous, et beaucoup de gloire, dites que j’ai beaucoup de vent qui ne sert à rien, ai-je un grain de ce métal qui procure toutes choses ? » [20]. Sont alors énumérés les métiers ou activités de personnages qui s’enrichissent : marionnettiste, charlatan… La conclusion est ironique : il signera désormais : « Antisthène vendeur de marée » [21]. L’illustration est divisée en deux côtés, dominés chacun par une divinité tutélaire. L’une souffle du vent, à gauche au-dessus du « philosophe » sombre, en retrait et de profil ; l’autre distribue des richesses : en contrebas, les personnages auxquels pense Antisthène, en un défilé coloré et agité. Au premier plan figure la clausule du portrait : la métamorphose de l’écrivain en charlatan, en habit d’arlequin rouge et jaune, écho des marionnettes toutes proches ; des pièces d’or dans une main et son livre ouvert sur son nouveau titre. Par la distribution et la fragmentation de la page, l’illustrateur sait traduire un discours intérieur en une scène unique, passage de la succession à la simultanéité.
      La mise en scène ou l’ordonnancement de l’espace s’accompagne d’un travail d’animation : l’illustration s’attache toujours parallèlement à rendre les mouvements par une gestuelle précise et des lignes courbes. Le lecteur découvre ainsi des instantanés, des arrêts sur images qui donnent l’illusion de la vie, tout en la soulignant avec une certaine préciosité, un maniérisme. L’image doit être expressive et, reprenant à son compte les principes de la pantomime, elle force le trait et grossit ses effets : mains galantes et précieuses (fig. 17), mains autoritaires, pleines d’un orgueil assuré (figs. 14 et 16), doigt levé du charlatan-médecin (fig. 18 ) ou de Cydias le bel esprit (fig. 11 ). Au XVIIe siècle, le rôle des mains dans le jeu du comédien est très codé : il est d’ailleurs détaillé, par des commentaires descriptifs ou des gravures, dans les traités consacrés à l’art théâtral [22] ou, par métonymie pour ainsi dire, dans les ouvrages à l’intention des orateurs, avocats ou prédicateurs [23]. On y apprend par exemple que, pour un prédicateur, le « Mouvement des mains l’une contre l’autre, contre la poitrine et contre la Chaire ne signifiant rien du tout ; on peut dire qu’il n’en faut pas user ; joint que ces actions sentent le Comédien et le Bateleur » [24]. Un peu plus loin, en une mise en garde prescriptive : « La main ne doit pas être élevée plus haut que les yeux (…) ceux qui en usent autrement, sans raison et sans sujet, se rendent ridicules » [25]. L’on voit bien alors l’infraction aux règles d’usage que commet le prédicateur représenté dans le chapitre « De la Chaire » (fig. 6 ) : bras tendu, doigt levé désignant le ciel, mouvement emphatique, il est acteur dans sa chaire devenue une scène. L’éloquence religieuse a perdu son âme : « Vains discours, paroles perdues ! Le temps des homélies n’est plus […] » [26]. La force de la simplicité et la beauté de la vérité évangélique ne suffisent plus. Le public leur préfère le spectacle d’une rhétorique débridée, qui ne ménage pas ses effets de manche. Pour toucher les esprits et les cœurs, la théâtralité du mouvement semble l’arme la plus efficace : l’auditoire satisfait ne peut retenir ses applaudissements, les yeux remplis d’admiration par la performance de l’acteur et oublieux de Dieu.

 

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[13] L. Van Delft, Le Moraliste classique. Essai de définition et de typologie, Genève, Droz, 1982, pp. 191-210.
[14] Voir sur ce sujet les travaux de L. Van Delft, La Bruyère ou du Spectateur, P.F.S.C.L., « Biblio 17 » n°96, Paris-Seattle-Tübingen, 1996 ; et ceux de B. Roukhomovsky, L’Esthétique de La Bruyère, Paris, S.E.D.E.S., « Collection Esthétique », 1997.
[15] Il s’agissait des troupes lyonnaises « Les Maudits gones » et « Les Pieds pointus ».
[16] Nous renvoyons à des ouvrages retraçant l’histoire de la mode, du XVIIe siècle. En particulier : Fr. Boucher, Histoire du costume en Occident des origines à nos jours, nouvelle édition, Paris, Flammarion, 1996 ; Le Costume français, Paris, Flammarion, « Tout l’Art Encyclopédie », 1996.
[17] « De Quelques Usages », 59, p. 543.
[18] Ibid.
[19] « De l’Homme », 124, p. 437.
[20] « Des Jugements », 21, p. 460.
[21] Ibid., p.462
[22] Nous renvoyons à l’étude de S. Chaouche, L’Art du comédien. Déclamation et jeu scénique en France à l’âge classique (1629-1680), Paris, Champion, 2001 (en particulier : « Livre premier : l’influence des traités de rhétorique : mécanique de l’éloquence du corps », chapitre II : « les conventions gestuelles »).
[23] Nous renvoyons à l’anthologie commentée et éditée par S. Chaouche, Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, n°28, « Sources classiques », Paris, Champion, 2001, dans lequel on trouve celui de Michel Le Faucheur, Traité de l’action de l’orateur ou de la prononciation et du geste, Paris, Augustin Courbé, 1657 ; ou celui de R. Bary, Méthode pour bien prononcer un discours et pour le bien animer. Ouvrage très utile à tous ceux qui parlent en public, et particulièrement aux Prédicateurs, et aux Avocats, Paris, Deny Thierry, 1679.
[24] M. Le Faucheur, Ibid., p. 182.
[25] Ibid., p. 183.
[26] « De la Chaire », 5, p. 560.