Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles

- Geneviève Di Rosa
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      Le Lévite d’Ephraïm révèle le fondement chrétien de cette pensée de la dislocation du corps auquel seul le regard de Dieu peut conférer l’intégrité. Rousseau trouve dans le texte biblique la mise en scène du corps comme actualisation de la chair et comme son déploiement. Pour Philippe Lefebvre dans son article « Corps des messies chez Samuel » [47], l’ensemble de la Bible narre l’« histoire de la chair-avec-Dieu » ; plus qu’un thème, le corps ordonne, structure les Livres. La perspective chrétienne nous semble renforcer l’interprétation du discours biblique comme un logos à la recherche d’un corps. C’est ainsi que Philippe Lefebvre fait le lien entre le Livre des Juges, le Livre de Samuel et l’horizon du Nouveau Testament : la trace des corps crée la continuité d’un récit l’autre, le corps violenté et dépecé de la concubine manifeste un espace, Gibéa, qui sera la capitale de Saül (en I Samuel 10-26), premier Roi, premier Messie, marqué dans son corps de l’onction divine, et qui dépèce aussi des bœufs. L’écho s’étend jusqu’à Jésus héritant d’un vécu du corps humilié, mutilé, qui donnera aussi son corps en partage afin d’aboutir à l’unité, au rassemblement du peuple des croyants. La dynamique dislocation, meurtrissure, dispersion/unification, intégrité, rassemblement innerve donc déjà le texte biblique ou du moins la lecture qu’on peut en faire. Sans croire en l’Incarnation, Rousseau met en avant à travers sa réécriture du Lévite une pensée qui doit passer par le corps pour prendre sens, mais en même temps il éprouve toutes les difficultés conjointes à un tel projet. Que signifie manifester le corps, témoigner au lieu d’imiter, faire voir pour un écrivain ? Les principales greffes du rédacteur sont les scènes visuelles et les paroles rapportées directement. Mais nous avons observé que l’hypotypose risque de s’inverser en imitation esthétisante tandis que le discours est toujours menacé de verbiage, en devenant une langue sans corps. Les illustrations sont aussi le lieu de cette réflexion sur la représentation du corps: corps érotiques du « jeune et beau Lévite » et de la jeune fille « charmée [qui] caresse la tourterelle et la met dans son sein », redoublement spéculaire du piège qui mine de l’intérieur l’idyllique locus amœnus ; dans la seconde légende, corps oblatif en posture christique « la face contre terre et les bras étendus sur le seuil » de la jeune femme, synthétisant le sacrifice de la croix et la déposition; absence du corps de la femme dans l’illustration suivante au profit d’une représentation rhétorique de corps éloquents ; corps à corps d’hommes gracieux et de jeunes beautés épouvantées, les Benjaminites « s’emparant chacun de la sienne » dans la dernière instruction qui donne à voir non seulement un corps réuni mais un corps qui s’unit. Lire les illustrations dans cette perspective fait ressortir l’appréhension d’une progression : le piège gémellaire du couple est transmué en rapt subsumé par la régénération d’une nation, la transformation se fondant sur la mort sacrificielle. Mais l’image absente ne permet pas de voir le passage de la mort à la régénération et en termes esthétiques, la dernière illustration ne fait que reprendre la représentation idéalisée de la beauté des corps. Piétinement ou manque, on pourrait souligner que Rousseau butte sur le mystère eucharistique, l’épiphanie de la présence christique, mais pour celui qui ne croit pas dans l’Eucharistie, tout se passe plutôt comme s’il buttait sur la difficulté de manifester de façon sensible sa pensée.

      L’image limite permet d’appréhender cette butée d’un auteur en quête d’un nouveau langage. Déjà dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles [48], Rousseau dénonçait le leurre d’une mimesis spectaculaire fondée sur la participation en apparence sensible mais distanciée du récepteur. Jacques Rancière y voit une étape fondatrice essentielle de la remise en question de la puissance d’imitation de la mimésis et de l’efficacité de la transmission d’un message. Loin de se focaliser sur la dénonciation de la portée morale du Misanthrope ou plus largement du genre théâtral, Jacques Rancière, dans Le Spectateur émancipé, met en avant la rupture esthétique initiée :

 

Au-delà du procès fait aux intentions d’un auteur, sa critique désignait quelque chose de plus fondamental: la rupture de la ligne droite supposée par le modèle représentatif entre la performance des corps théâtraux, son sens et son effet [49].

 

      Pour Rousseau, dans la continuité de Platon, c’est le dispositif représentatif lui-même, jugé comme hypocrite, trompeur, mensonger, qui doit disparaître. Sa fiction narrative Le Lévite d’Ephraïm, corollaire de ses essais De l’Imitation théâtrale et L’Essai sur l’origine des langues, est une première expérimentation littéraire pour inventer autre chose. Par son récit du Lévite, écrit et imagé, Rousseau essaie de transformer de l’intérieur la mimesis des passions, de créer des personnages animés d’affects plus vraisemblables car plus proches d’un état de nature et un narrateur donnant accès à leur intériorité émotionnelle et à leurs motivations afin que le lecteur puisse partager leur point de vue et ressentir avec eux. Les nombreuses scènes visuelles écrites que nous avons détaillées ainsi que le soin apporté au projet d’une édition illustrée participent de ce même défi. Mais Rousseau renforce ainsi l’artifice des conventions, idylliques ou classiques et peine à humaniser son lévite ainsi qu’à créer de la proximité avec des personnages qui appartiennent à un tout autre univers culturel. C’est le paradoxe de cet opus de la concordance extrême qui par cela-même et à force d’apports d’éléments exogènes finit par ne pas tenir ses promesses.
      Cependant, cet écart a pu favoriser la prise de conscience chez Rousseau de la nécessité de faire table rase de la mimésis au profit d’une écriture autobiographique, d’une narration à la première personne, narration du témoin, qui permettrait que la langue ait du corps et soit reçue dans son intégrité. La leçon du Lévite est celle du témoin : il ne s’agit pas de se présenter coupable ou innocent à juger, mais de se manifester totalement pour que le lecteur participe de ses affects et des prises de conscience distanciées de ses affects. Nous pourrions dire que la narration autobiographique, les Confessions notamment, sont en laboratoire dans le creuset alchimique du Lévite préparant la pensée du témoignage ainsi que le grand malentendu d’un auteur qui s’engage dans son œuvre non pour être jugé, dépecé mais compris, rassemblé. En effet, ce trope chrétien de la séparation/unification se retrouve dans ses écrits contemporains à la première personne, La Lettre à Christophe de Beaumont [50] et les Lettres écrites de la montagne [51] énonçant cette souffrance profonde, intime, de voir son œuvre découpée, défigurée par les lecteurs [52], et tendant à réunifier la personne, l’œuvre et le style grâce à une écriture autobiographique. L’ombre portée de l’image absente du corps découpé s’étend aux écrits apologétiques, explicatifs où Rousseau montre la part de mutilation faite à son œuvre et tend à la ressaisie de son intégrité, en fondant son langage dans l’unicité d’un sujet offert au lecteur.

 

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[41] M. Gagnebin et J. Milly, Les Images limites, Seyssel, Champ Vallon, 2008.
[42] Voir à ce propos la magistrale étude d’Erich Auerbach dans Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968.
[43] Fr. Van Laere, Jean-Jacques Rousseau du phantasme à l’écriture, Les révélations du Lévite d’Ephraïm, Paris, Minard, Archives des Lettres Modernes, n°81, 1967.
[44] Voir L’Image honteuse, sous la direction de Murielle Gagnebin et Julien Milly, Seyssel, Champ Vallon, 2006.
[45] Les Confessions, Livre XI, OC I, p. 585.
[46] Voir les analyses de Jean-Luc Marion s’appuyant sur la Généalogie de la morale de Nietzche, dans Prolégomènes à la charité, Paris, éd. de la Différence, 3e édition 2007.
[47] Ph. Lefebvre, « Corps des messies chez Samuel », dans Le Corps, lieu de ce qui nous arrive, sous la direction de Pierre Gisel, Genève, Labor et Fides, 2008.
[48] Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1760.
[49] J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, Editions La fabrique, 2008.
[50] Lettre à Christophe de Beaumont, Amsterdam, Michel Rey, 1763 (OC IV).
[51] Lettres écrites de la montagne, rédaction et publication 1764, Préface Alfred Dufour, L’Age d’homme, 2008.
[52] Dans la Lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau met en exergue cette déformation en montrant comment l’archevêque de Paris lit la Profession de foi du vicaire savoyard. On peut penser aussi à l’Abbé Bergier se servant pour rédiger son Déisme réfuté par lui-même (1762 et 1769) des écrits de Rousseau afin de dénoncer l’Examen critique des apologistes et le Christianisme dévoilé du Baron d’Holbach.