Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles

- Geneviève Di Rosa
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      Entre texte et image, la notice illustrative projette une image tout en étant encore de l’écrit. Fr. Eigeldinger souligne l’importance du cinétisme dans les représentations visuelles de Rousseau en citant le passage suivant :

 

Dans les figures en mouvement, il faut voir ce qui précède et ce qui suit, et donner au temps de l’action une certaine latitude ; sans quoi l’on ne saisira jamais bien l’unité du moment qu’il faut exprimer. L’habileté de l’Artiste consiste à faire imaginer au Spectateur beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche ; et cela dépend d’un heureux choix de circonstances [20].

 

Le mouvement impliquant la suggestion d’une temporalité régit effectivement son esthétique iconographique : don de la tourterelle, méprise sur la mort de la concubine, discours du lévite et effets du discours sur l’assemblée d’Israël, enlèvement des danseuses par des hommes non armés. La référence aux genres picturaux traditionnels ordonne également son imaginaire : gravure pastorale inspirée de Fr. Boucher [21], peintures d’histoire sacrée ou profane avec la référence aux Sabines. La troisième notice relève d’un sous-genre de la peinture d’histoire conforme à l’idéal classique: la prédication, mise en scène de la parole dans son émission et dans sa réception, au point que la storia n’est pas représentée comme texte mais comme parole et discours.
      Si on imagine aisément à partir de la plupart des notices comment la narration iconographique peut suggérer en analepse et en prolepse diverses actions, la deuxième légende paraît plus difficile à réaliser en une image synthétique. Le mouvement ne porte pas sur des actions distinctes mais est intériorisé car il s’agit d’une méprise du regard :

 

Le lévite sortant au point du jour de la maison de son hôte trouve à la porte [à la porte et tendant] sa bien aimée [étendue] la face contre terre et les bras étendus sur le [ciel] seuil. Il pousse un cri plaintif, il l’appelle il regarde il la touche ; Hélas elle étoit morte. Le lieu de la scène est une rue et l’on entrevoit une place dans le fond.

 

On peut rendre en une image le fait que le lévite croit voir sa femme vivante alors qu’elle est morte mais il est difficile de le montrer croyant et ne croyant pas la même chose. D’ailleurs, la rédaction de la notice est marquée par l’hybridité : le passage à un présent de narration – « il pousse un cri plaintif, il l’appelle il regarde il la touche » – traduit que la phrase relève d’une autre énonciation, glissant d’un énonciateur décrivant une représentation imaginaire à un narrateur en mode de vision interne au personnage, fluidifiant les frontières grâce au discours narrativisé. On a l’impression que l’énonciateur se laisse emporter par l’écriture comme si la puissance du présent de narration débordait dans le présent de l’énonciation. Or, il nous semble que cette confusion fait sens, qu’elle indique un point trouble de la narration biblique, la méprise de la mort de la femme violée, nœud du récit biblique, souvent d’ailleurs glosé, parodié par les réécritures de Voltaire. Ou encore, elle indique un questionnement propre à Rousseau sur la reconnaissance d’un corps mort qu’on retrouve dans La Nouvelle-Héloïse où Julie déclarée morte paraît ensuite vivante, renvoyant à une réflexion anthropologique sur l’opacité des corps, sur la limite entre la vie et la mort. La dernière phrase de la notice insiste sur le dispositif spatial et l’idée de franchissement d’un seuil, comme si cette projection visuelle à la frontière du visible et du dicible valait surtout comme limite. Mais le choix de cette scène visuelle est d’autant plus problématique que dans ce même chant II se trouve une autre scène narrative, la découpe du corps, qui aurait pu être privilégiée et dont l’absence intrigue.
      En effet, préalable même à l’écriture de scènes narratives, l’image qui s’impose à l’évocation de la storia du lévite d’Ephraïm est celle de la découpe du corps de la femme et son envoi aux douze tribus d’Israël. La vision du corps fragmenté devient ainsi l’illustration absente qui hante d’autant plus l’œuvre et étonne le lecteur qu’elle coïncide aussi avec l’image génésique de la réécriture rousseauiste telle qu’elle apparaît dans la correspondance contemporaine. Le libraire Duchesne écrit à Rousseau réfugié à Môtiers : « Il court ici (mais je ne l’ai pas vu) un petit manuscrit intitulé Les 12. divisions de la femme, etc. que l’on vous attribue » [22]. Fr. Eigeldinger insiste sur le fait qu’il s’agit d’une rumeur, partant de Genève et de Berne pour s’étendre jusqu’à Stockholm ou Amsterdam [23]. C’est bien l’image d’un langage immédiat et puissant porté par « les douze parties de la femme envoyées aux douze tribus » [24] qui faisait lever l’attente des futurs lecteurs dont les correspondances épistolaires gardent la trace. L’écriture du scandale devenait promesse d’une écriture scandaleuse. On sait que la mention du récit de la découpe du corps est déjà présente dans L’Essai sur l’origine des langues comme exemple d’un langage où « le signe a tout dit avant qu’on parle », proche du concept du langage d’action de Condillac :

 

Quand le lévite d’Ephraïm voulut venger la mort de sa femme, il n’écrivit point aux Tributs d’Israël ; il divisa le corps en douze pièces et les leur envoya. A cet horrible aspect ils courent aux armes en criant tout d’une voix : non, jamais rien de tel n’est arrivé dans Israël, depuis le jour que nos pères sortirent d’Egypte jusqu’à ce jour. Et la Tribu de Benjamin fut exterminée… [25].

 

Cette reprise n’est certainement pas étrangère au projet d’édition de rassembler en un volume De l’Imitation théâtrale, L’Essai sur l’origine des langues et Le Lévite d’Ephraïm [26], suggérant ainsi un autre lien spéculatif, la réflexion sur le langage, dans sa dimension pragmatique, performative.

 

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[16] Les raisons d’avortement des projets éditoriaux ne sont pas liés directement au Lévite d’Ephraïm ; voir à ce propos Frédéric S. Eigeldinger, « Des pierres dans mon jardin » (pp. 215-222). Mais nous pensons que l’absence d’édition trahit néanmoins un retrait de l’auteur.
[17] Ibid., p. 135.
[18] Voir supra, p. 4.
[19] Figures de la Bible contenues en cinq cens tableaux, gravés [par J.B. de Marne] d’après les desseins de Raphael, & des plus grands maîtres, accompagnés d’une courte explication pour l’instruction de la jeunesse, et précédés d’un discours préliminaire où se trouve l’histoire des figures de la Bible, 1767. Cet ouvrage est aussi célèbre pour la préface attribuée à Laurent-Etienne Rondet et estimée comme la première critique historique du genre des Figures de la Bible.
[20] Extrait du Recueil d’estampes d’estampes paru en 1761 chez Duchesne, dans OC II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 761, cité par Fr. Eigeldinger, p. 136.
[21] Fr. Eigeldinger précise que Rousseau affectionnait une gravure de Blondel d’Azaincourt, La Femme à la cage, réalisée d’après un dessin de l’école de Boucher (voir pp. 138-139).