Représentations et intégrations
du mobile et du SMS au cinéma.
Analyse de deux écritures filmiques
contemporaines : La Reine des pommes
de Valérie Donzelli et L’Exercice de l’Etat
de Pierre Schoeller

- Tanguy Bizien
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Fig. 15. P. Schoeller, L’Exercice de l’Etat, 2011


Fig. 16. R. Wiene, Le Cabinet du Dr Caligari, 1920

      En déportant le SMS du cadre de l’écran numérique au cadre du film, Donzelli offre une « matérialité filmique » à l’écriture numérique et vitalise les échanges. L’écriture SMS devient alors autre chose et entame un dialogue esthétique et poétique avec les autres écritures du film, mais aussi du cinéma. La première réponse aux « situations nouvelles », ce sont donc peut-être des images anciennes investies d’une créativité nouvelle. Si le portable devient un objet quotidien, y compris pour Adèle qui finit par l’intégrer à ses gestes et à ses relations, le quotidien n’est pas synonyme de banalité ou d’ennui mais, au contraire, d’une réinvention de soi qui passe notamment par le mobile et les jeux de SMS. Le quotidien tel qu’il est donné à voir signale une façon d’enchanter le monde propre à Adèle qui rejoint une certaine idée du cinéma comme lieu d’enchantement. C’est le dernier rapprochement que l’on peut faire avec Godard chez qui il y a toujours « l’idée (romantique) que le film doit produire une grande totalité qui n’est pas seulement celle du film, mais aussi celle du cinéma, celle de l’art, celles de son histoire, de la culture et de la réalité toute entière » [22]. On trouve chez Donzelli l’idée que le cinéma permet de transfigurer le réel tout en le donnant à voir de façon précise et juste.
      Le cinéma n’est donc pas qu’une simple chambre d’enregistrement de la réalité sociale et les témoignages que les films constituent sont à envisager du point de vue d’une large culture visuelle. Dans cette perspective, l’écriture SMS dit peu de chose des usages réels mais beaucoup plus sur la manière dont le cinéma intègre les objets au sein d’une écriture filmique, y compris les objets associés aux écritures numériques. L’expérience de lecture chez Donzelli procède tout autant du déchiffrement linguistique que d’un déchiffrement culturel à deux entrées : par une certaine culture cinématographique et par la reformulation d’expériences associées aux objets de la communication numérique. Et même si Donzelli n’en réfère jamais directement à Godard ou que le spectateur ne connaît pas Une femme est une femme, il n’en reste pas moins que ces images et ces lettres s’inscrivent dans une culture visuelle qui dépasse le seul texte filmique.

 

Surface et profondeur : le monde en transparence

 

      Contrairement à Valérie Donzelli, Pierre Schoeller tente de faire apparaître les messages SMS tels qu’ils s’insèrent dans les pratiques quotidiennes en fonction de gestes et d’usages liés à un environnement professionnel. Là où Donzelli fait sortir l’écriture SMS de son cadre sémiotique pour mieux la déconstruire au profit d’une poétique filmique, Schoeller essaye au contraire de densifier le SMS en des plans incluant non seulement le contenu écrit, mais la trace de l’écran numérique à même le plan. Pour cela, il utilise la surimpression qui, avec l’insert et le carton, constitue l’autre mode d’intégration visuelle de l’écriture au film.
      Sur les six occurrences filmiques qui utilisent ce procédé, deux d’entre elles nous intéressent plus particulièrement. La première apparaît au ministère d’où Saint-Jean s’apprête à sortir entouré de Gilles et de son attachée de presse, groupe bientôt rejoint par un autre conseiller. C’est elle qui reçoit un SMS sur son mobile. On la voit marcher aux côtés de Saint-Jean puis baisser le regard vers son écran de portable lorsqu’un signal sonore retentit. Au bruit de cette sonorité, typique de la réception d’un nouveau message, le contenu du SMS apparaît en surimpression du plan (fig. 15).
      Ce plan, qui n’est ni un insert, ni un carton, fige pourtant le cadre en une écriture qui en « appelle à une autre perception exigeant une durée spécifique », la lecture, sans pour autant « faire obstacle à la continuité visuelle du film » ni « ralentir le rythme narratif » [23]. En effet, à l’immobilité du cadre sémiotique de l’écrit d’écran répond le mouvement des personnages dans le plan. On perçoit simultanément la mise en scène des actes de lecture et le message qui apparaît en gros plan sur l’image. Il nous semble possible de parler d’images nouvelles ici, car ces surimpressions, spécifiques au film de Schoeller, constituent une forme inédite de lien entre l’image et l’écrit. Dès lors, comment nommer ces « images » ?
      Analysant le cinéma des années 1920, Philippe Dubois distingue l’intertitre, que nous avons vu auparavant ; l’intratitre, qui désigne « toute espèce de graphie appartenant pleinement au monde des données diégétiques », c’est-à-dire à des « objets d’écriture, manipulables par les personnages dans leur matérialité même, pouvant être soit écrits, soit lus par eux : livres, lettres, journaux, billets, inscriptions, enseignes » etc. ; et le surtitre, « cas d’écriture sur l’image » [24]. Evoquant l’écriture figurale comme un mode singulier de représentation qui désigne « une forme d’écriture, faite de mots, de phrases, de syntaxe, de sens, mais aussi, et simultanément, une forme de visualité qui n’est pas à proprement une image mais une figure, au sens multiple du mot » [25], Dubois cherche à la définir à travers différents exemples issus de films muets. Evoquant les serials de Feuillade qui regorgent de lettres et autres billets, Dubois explique que ces objets « renvoient l’écriture à sa dimension objectuelle et ont donc une valeur globalement objective » [26]. A l’inverse, le surtitre, dans un décor du Cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene, 1920) par exemple (fig. 16), est « un marqueur de subjectivité : il incarne un texte visuel qui est une image mentale ». En effet, c’est la folie du personnage qui engendre les lettres à même le décor, il s’agit donc bien de visualiser une pensée qui dysfonctionne en hallucinations et en créations imaginaires. Voilà la force du figural nous dit Dubois « matérialiser l’immatériel, figurer l’infigurable » [27]. Les SMS chez Schoeller n’apparaissent pas sur les décors, mais sur l’image, ou sur le plan plus précisément. On ne saurait donc confondre les projections mentales de Caligari avec l’apparition d’un SMS au sein d’un film contemporain. Il n’empêche que les catégories de Dubois peuvent nous aider à mieux comprendre ce qui se joue chez Schoeller et à mieux qualifier ces plans en termes de subjectivité et d’objectivité. Ces plans matérialisent-ils une image mentale ou une écriture saisie dans l’objectivité de son support sémiotique ?
      Il semble qu’il y ait un peu de tout cela à la fois et que pour envisager une réponse éventuelle, il faille aussi caractériser ce plan en termes narratologiques.

 

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[22] P.-H. Frangne, « Le cinéma substitue-t-il à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs ? », dans Comédie Musicale : les jeux du désir. De l’âge d’or aux réminiscences, Rennes, PUR, 2008, p. 143.
[23] Voir la définition de l’intertitre supra (p. 9).
[24] P. Dubois, « L’Ecriture figurale dans le cinéma muet des années 20 », art. cit., p. 75.
[25] P. Dubois, Op. cit., p. 72.
[26] Ibid., p. 75.
[27] P. Dubois, Op. cit., p. 82.