Représentations et intégrations
du mobile et du SMS au cinéma.
Analyse de deux écritures filmiques
contemporaines : La Reine des pommes
de Valérie Donzelli et L’Exercice de l’Etat
de Pierre Schoeller

- Tanguy Bizien
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Figs. 12, 13 et 14. J.-L. Godard, Une femme est une
femme
, 1961

      Cet aspect figé, immobile et statique s’applique également aux inserts d’écrans et d’écriture numériques tels qu’ils apparaissent chez Donzelli et plus généralement au cinéma. On relève une sorte de paradoxe entre la supposée simultanéité des écritures numériques véhiculée par les imaginaires sociaux et la lenteur des échanges mis en scène ainsi que la lourdeur de l’appareillage. Saisi en tant que tel, le téléphone portable n’en est pas moins physique et matériel que le téléphone fixe. Et, contrairement à la lettre dont le propre est de déplacer une écriture dans l’espace, le portable n’est qu’un terminal encodant et décodant des signes. En ce sens, il n’associe pas une écriture et un support, mais plutôt des interfaces visuelles à des process techniques.
      Comme le souligne Emmanuël Souchier, « d’une trace inscrite sur un support, nous sommes passés à une trace électronique fugitive qui ne présente plus de matérialité tangible » [14]. La seule matérialité tangible est représentée par l’objet lui-même qui perturbe la fluidité filmique à la manière de n’importe quel insert épistolaire. Mais, contrairement à la lettre, le portable apparaît lointain car délié de la chaleur toute analogique de la page qui porte en elle une part physique du destinateur. L’écran de portable apparaît lourd car coupé du mouvement qui caractérise la lettre, et redondant car imposant un écran et un cadre à l’intérieur du cadre cinématographique.
      Contrairement à l’insert d’écran, le carton traduisant le SMS « demain / même heure / même endroit » s’associe plus naturellement au mouvement et à la fluidité de l’écriture filmique. Pour répondre aux sensations voire à l’excitation vécues par Adèle lors des échanges SMS, le carton paraît plus efficace que le gros plan car plus en phase avec la vivacité de l’échange ou, plus précisément, son rythme. S’il semble difficile d’évoquer une écriture cinématique au sens que lui donne Pierre Alferi dans « De l’écrit à l’écran » [15], on peut néanmoins parler d’une écriture proprement cinématographique au sens où ce type de graphie lumineuse appartient pleinement à l’histoire et à la syntaxe du cinéma. Et, plus encore nous semble-t-il, depuis les premières œuvres de Jean-Luc Godard dont les entremêlements de signes iconiques, plastiques et linguistiques ont mené à la création d’un nouveau langage cinématographique dont on perçoit quelque héritage chez Donzelli.
      La référence à Godard est tout sauf anodine et peut nous aider à mieux appréhender ce qui se joue du côté de l’écriture ainsi transcrite. L’héritage de la Nouvelle Vague affleure dans le film, notamment à travers l’inscription des situations dans le tissu de la capitale comme le relève Charlotte Garson [16], mais la Nouvelle Vague n’est pas seulement ressentie, elle est aussi lue et entendue.
      Du côté de l’écoute, la voix-off du narrateur (Philippe Barassat) qui s’adresse au spectateur tout au long du film rappelle la voix de François Truffaut narrateur des Deux Anglaises et le Continent (1971). Le ton, le grain de la voix ainsi que le débit rapprochent les deux narrateurs. Du côté de l’image, les fermetures à l’iris qui reviennent dans La Reine des pommes rappellent davantage les usages qu’en fait Truffaut dans Les Deux Anglaises que les procédés du cinéma muet [17]. Un autre film entre encore plus directement en correspondance avec La Reine des pommes, il s’agit d’Une femme est une femme (1961) de Jean-Luc Godard. Les cartons du générique et ceux utilisés à la toute fin du film ne sont pas sans rappeler ceux de Donzelli à travers un certain usage des couleurs et de la typographie, toute comme les jeux lettristes, avec les enseignes ou les affiches rendent proches ces deux films. Jean-Luc Godard est le champion des effets de « polysémie iconique et linguistique » [18] comme le rappelle Alferi et son film va plus loin que celui de Donzelli dans l’invention d’une écriture à la fois graphique et figurale témoignant d’une pratique où la littérature et le cinéma s’entremêlent jusqu’à se confondre en images. Ce n’est pas la comparaison des différents modes d’intégration de la lettre au film qui nous intéresse ici, mais plutôt le type d’ « assignation à la généricité » [19] sur lequel repose le film de Donzelli, assignation qui constitue une bonne grille de lecture des différents jeux d’écriture nous semble-t-il.
      Une femme est une femme est un hommage à la comédie musicale hollywoodienne ou, comme le dit Godard, « c’est l’idée de la comédie musicale » [20]. On retrouve cette même idée dans La Reine des pommes à travers les parties chantées par Adèle, bien sûr, et plus généralement la théâtralité, les thèmes abordés, le recours à des chanteurs français (Trenet pour Donzelli, Aznavour pour Godard) et l’idée du cinéma comme enchantement. Dans le traitement d’une certaine quotidienneté, La Reine des pommes est non seulement proche d’Une femme est une femme qui a pour décor la porte Saint-Denis, mais aussi de la comédie musicale qui, contrairement aux idées reçues, est tout sauf « irréaliste ». Comme le rappelle Michel Chion, « La comédie musicale permet au cinéma de magnifier les joies ordinaires. Ses héros sont souvent plus proches de la vie quotidienne, de ses hauts et de ses bas, que les héros des autres films, lesquels sont pris dans une histoire qui les mobilise entièrement » [21].
      Il nous semble pertinent d’inscrire ce film dans une série de films au genre incertain et pourtant actif. Ce n’est pas tant la comédie musicale, que le souvenir d’une comédie musicale à la Godard qui teinte le film d’un aspect enchanteur et ludique. L’esthétique de l’enchantement et de la légèreté traduisant un drame personnel va dans le sens de la comédie musicale en même temps qu’il s’en détache en des aspects plus singuliers. Le film s’inscrit dans une culture visuelle plus large qui détourne les signes, s’en empare et les retraduit. Il faut donc percevoir ces figures comme des créations originales en même tant que relevant d’une série générique particulière où les signes de la Nouvelle Vague, et plus précisément ceux de certains films, sont actifs. Même s’il ne s’agit que d’un seul carton chez Donzelli, le jeu d’écriture rythmée (le « demain / même heure / même endroit » apparaît en trois temps comme le « Une fois / la chose faite / Angela ralluma » chez Godard (figs. 12, 13 et 14) ou d’autres cartons de La Reine des pommes comme « demain / même heure / même homme » ou « Pierre / Paul / Jacques »), la typographie, la couleur et le geste participent d’une volonté d’appropriation d’une écriture lointaine et froide car immatérielle.

 

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[14] E. Souchier, « L’Ecrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique », dans Communication et langages, n° 107, 1996, p. 108.
[15] Pour P. Alferi il s’agit de « formes écrites, et de formes de lecture, propres au cinéma. Des mots traités, rythmés, animés, arrangés d’une façon que seul le cinéma, l’image en mouvement, permet » (« De l’écrit à l’écran », Paris, Les Cahiers du Mnam, n° 94, hiver 2005 / 2006, p. 32).
[16] C. Garson, Fiche pédagogique sur La Reine des pommes, consultable en ligne.
[17]  L’ouverture et la fermeture à l’iris sont des procédés caractéristiques du cinéma muet.
[18] P. Alferi, « De l’écrit à l’écran », art. cit., p. 30.
[19] L’expression est employée par Michel Marie pour définir le genre dans « Godard et la notion de genre ». Marie y développe une analyse particulièrement intéressante d’Une femme est une femme enlien avec les théories de Rick Altman dans La Comédie musicale hollywoodienne (Le cinéma français face aux genres, R. Moine (dir.), Paris, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 2005, pp. 79-80).
[20] Entretien avec J.-L. Godard paru dans Les Cahiers du cinéma en 1962, Godard par Godard, Paris, Tome 1 1950-1984, Cahiers du cinéma, 1998, p. 224.
[21] M. Chion, La Comédie musicale, Paris, Cahiers du cinéma – SCEREN CNDP, « Les petits Cahiers », 2002, p. 26.