Les Vanités dans Fort comme la mort
de Guy de Maupassant
ou comment peindre ce qui est fort
comme la mort sans passer par la vanité ?

- Sylvie Taussig
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      Auparavant, la scène du Jardin, décrite par Maupassant, transfigure les êtres et les ramène dans un paradis d’avant la faute. Car bien sûr, ce qui mine en profondeur le cheminement terrestre de l’amour de Bertin et d’Any, c’est l’adultère. Mais l’éternité n’a que faire de la morale : « Ce n’étaient plus deux acteurs illustres, Montrosé et la Helsson, c’étaient deux êtres du monde idéal, à peine deux êtres, mais deux voix : la voix éternelle de l’homme qui aime, la voix éternelle de la femme qui cède ; et elles soupiraient ensemble toute la poésie de la tendresse humaine ». Il y a abolition des formes dans la pénombre, abolition des contours, abolition du temps, dont le surgissement des doubles multiples et l’élévation musicale n’est qu’une métaphore. Et l’on arrive à l’éternité de l’amour : « Il arrivait alors souvent que, dans cette sorte d’hallucination où il berçait son isolement, les deux figures se rapprochaient, différentes, telles qu’il les connaissait, puis passaient l’une devant l’autre, se mêlaient, fondues ensemble, ne faisaient plus qu’un visage, un peu confus, qui n’était plus celui de la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d’une femme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours ». La dernière scène qui juxtapose l’oubli, l’éternité et l’horloge du temps, est promesse de résurrection de l’amour, au-delà de la mort et de la déchirure. Cette vision, après qu’ils ont été enfin « joints l’un à l’autre par le contact brûlant de leurs chairs », confirme les nombreuses allusions que le livre fait à la foi singulière d’Any, dans le cœur de laquelle s’opère une véritable conversion, dans la souffrance, puisque d’abord, elle croit comme toutes les parisiennes :

 

      Elle croyait à Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettre l’existence de l’Univers, sans l’existence d’un créateur. Mais associant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinité avec la nature de la matière créée à portée de son oeil, elle personnifiait à peu près son Éternel selon ce qu’elle savait de son oeuvre, sans avoir pour cela d’idées bien nettes sur ce que pouvait être, en réalité, ce mystérieux Fabricant.
      Elle y croyait fermement, l’adorait théoriquement, et le redoutait très vaguement, car elle ignorait en toute conscience ses intentions et ses volontés, n’ayant qu’une confiance très limitée dans les prêtres qu’elle considérait tous comme des fils de paysans réfractaires au service des armes. Son père, bourgeois parisien, ne lui ayant imposé aucun principe de dévotion, elle avait pratiqué avec nonchalance jusqu’à son mariage. Alors, sa situation nouvelle réglant plus strictement ses obligations apparentes envers l’Église, elle s’était conformée avec ponctualité à cette légère servitude.
      Elle était dame patronnesse de crèches nombreuses et très en vue, ne manquait jamais la messe d’une heure, le dimanche, faisait l’aumône pour elle, directement, et, pour le monde, par l’intermédiaire d’un abbé, vicaire de sa paroisse.
      Elle avait prié souvent par devoir, comme le soldat monte la garde à la porte du général. Quelquefois elle avait prié parce que son cœur était triste, quand elle redoutait surtout les abandons d’Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sa supplication, traitant Dieu avec la même hypocrisie naïve qu’un mari, elle lui demandait de la secourir. À la mort de son père, autrefois, puis tout récemment à la mort de sa mère, elle avait eu des crises violentes de ferveur, des implorations passionnées, des élans vers Celui qui veille sur nous et qui console.
      Et voilà qu’aujourd’hui, dans cette église où elle venait d’entrer par hasard, elle se sentait tout à coup un besoin profond de prier, de prier non pour quelqu’un ni pour quelque chose, mais pour elle, pour elle seule, ainsi que déjà, l’autre jour, elle avait fait sur la tombe de sa mère. Il lui fallait de l’aide de quelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avait appelé un médecin, le matin même.

 

      Puis (le passage précède dans le livre), après la mort de sa mère :

 

      Elle priait, non pas comme elle avait fait jusqu’à ce jour, par une espèce d’évocation de sa mère, par un appel désespéré sous le marbre de la tombe, jusqu’à ce qu’elle crût sentir à son émotion devenue déchirante que la morte l’entendait, l’écoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeur les paroles consacrées du Pater noster et de l’Ave Maria. Elle n’aurait pas eu, ce jour-là, la force et la tension d’esprit qu’il lui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans réponse avec ce qui pouvait demeurer de l’être disparu autour du trou qui cachait les restes de son corps. D’autres obsessions avaient pénétré dans son cœur de femme, l’avaient remuée, meurtrie, distraite ; et sa prière fervente montait vers le ciel pleine d’obscures supplications. Elle implorait Dieu, l’inexorable Dieu qui a jeté sur la terre toutes les pauvres créatures, afin qu’il eût pitié d’elle-même autant que de celle rappelée à lui.

 

      Enfin,

 

      Elle s’agenouillait alors devant un grand Christ de chêne, cadeau d’Olivier, œuvre rare découverte par lui, et les lèvres closes, implorant avec cette voix de l’âme dont on se parle à soi-même, elle poussait vers le martyr divin une douloureuse supplication. Affolée par le besoin d’être entendue et secourue, naïve en sa détresse comme tous les fidèles à genoux, elle ne pouvait douter qu’il l’écoutât, qu’il fût attentif à sa requête et peut-être touché pour sa peine.

 

      Cette éternité cependant passe par la mort, selon une conception élevée du christianisme : Christ est vraiment mort, Dieu ne l’a pas sauvé de son vivant, et c’est un crucifié qu’il a ressuscité. Et le livre se termine sur une idée de mort et d’abandon total. C’est ici que le titre joue son rôle allégorique le plus puissant, car Bertin, aveuglé par son désir de conclure un pacte avec le diable, en arrive cependant à prononcer la profession de foi la plus absolue, qui résonnera sur sa mort même, puisque, comme il l’avoue à Any, il voit soudain dans l’amour « quelque chose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort ». Sans bien comprendre ce qu’il est en train de dire et que seule Any peut pleinement saisir dans la mesure où elle a consenti à mourir de son vivant, il surenchérit même sur le texte du Cantique : de fait, il substitue l’affirmation de « plus fort que la mort » à la comparaison « fort comme la mort » qui, dans le texte biblique, ouvre à l’acte de foi, celui-là même qu’indique au fil du livre la sincérité grave de la conversion d’Any, figure de la réversibilité. Il faut passer par la destruction, qui n’est pas seulement une apparence, mais une destruction réelle comme est réelle la mort de Jésus, pour une résurrection, laquelle est naturellement laissée en dehors du roman, qui donne les deux possibilités. Aussi le romancier laisse-t-il Bertin à sa déréliction, niée par le titre, et seules les vanités figurées dans le texte – le désir né d’un soulier mort, un christ qui s’abat, abandonné, et le titre qui abolit la mort, permettent de saisir la raison de l’éloge de la chair et du monde. C’est la mort qui est vanité, le vieillissement que redoutait tant Bertin. Il est souvent dit, dans ce roman qui, selon la préface que Louis Forestier lui en donne dans le volume de la Pléiade, a mauvaise réputation [43], que Maupassant inverse le sens du texte biblique, car il démontrerait la cruauté de la nature dans son œuvre de destruction, avec le néant pour issue inéluctable. Mais il me paraît que l’union de Bertin et Any, passée par la destruction des choses matérielles de leur union – à savoir les lettres, jetées au feu, dans un moment sublime qui se clôt sur une transsubstantiation littérale (« Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destruction un dernier regard et, sur l’amas de papiers à moitié consumés déjà, qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chose de rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du cœur même des lettres, de chaque lettre, comme d’une blessure, et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant une traînée de pourpre »[44]) – peut être justement comparée sinon à l’union de Dieu et de son peuple, comme dans le sens mystique du poème biblique, du moins à une union plus forte que la mort. Il reste l’amour, dans l’invisible, car toute trace est détruite, et dans ce cas, il est, de fait, plus fort que la mort. Plus fort que la vanité.

 

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[43] 1987, p. 1559.
[44] Faisant suite à « En ouvrant le tiroir, elle l’aperçut plein jusqu’aux bords d’une couche épaisse de lettres entassées les unes sur les autres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l’adresse qu’elle avait si souvent écrites. Elle les savait, ces deux lignes – un nom d’homme, un nom de rue – autant que son propre nom, autant qu’on peut savoir les quelques mots qui vous ont représenté dans la vie toute l’espérance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées qui contenaient tout ce qu’elle avait su dire de son amour, tout ce qu’elle avait pu en arracher d’elle pour le lui donner, avec un peu d’encre, sur du papier blanc.
      Il avait essayé de tourner sa tête sur l’oreiller afin de la regarder, et il dit encore une fois : "Brûlez-les bien vite."
      Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instants dans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant et mort, tant il y avait des choses diverses là-dedans, en ce moment, des choses finies, si douces, senties, rêvées. C’était l’âme de son âme, le coeur de son coeur, l’essence de son être aimant qu’elle tenait là ; et elle se rappelait avec quel délire elle en avait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelle ivresse de vivre, d’adorer quelqu’un, et de le dire.
      Olivier répéta :
      "Brûlez, brûlez-les, Any."
      D’un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer les deux paquets de papiers qui s’éparpillèrent en tombant sur le bois. Puis, elle en saisit d’autres dans le secrétaire et les jeta par-dessus, puis d’autres encore, avec des mouvements rapides, en se baissant et se relevant promptement pour vite achever cette affreuse besogne.
      Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeura debout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper sur les côtés de cette montagne d’enveloppes. Elle les attaquait par les bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier, s’éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour de la pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit la chambre de lumière ; et cette lumière illuminant cette femme debout et cet homme couché, c’était leur amour brûlant, c’était leur amour qui se changeait en cendres ».