Les Vanités dans Fort comme la mort
de Guy de Maupassant
ou comment peindre ce qui est fort
comme la mort sans passer par la vanité ?

- Sylvie Taussig
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      Les commentateurs ont de fait noté la présence, à côté de la peinture, de nombreuses scènes de musique [17] qui organisent aussi la construction du livre, et qui correspondent aux lieux clos que Bertin fréquente : d’abord, au Cercle, il entend une symphonie de Haydn qui suscite en lui une vision synesthésique [18]. Puis le salon d’Any où Annette joue d’abord au piano une symphonie champêtre de Méhul, qui n’existe pas, puis un lied religieux de Schubert dont la note répétitive sonne comme un glas, le glas de l’amour perdu. Enfin, à l’opéra la représentation de Faust de Gounod déclenche les affres de la jalousie, qui n’avait été décrite jusque là que chez Any – dans leur vie passée mais aussi dans la première scène, là encore par l’idée qui traverse Bertin qu’il pourrait faire le portrait d’une autre femme. Outre la musique et la poésie, il faut souligner aussi une présence forte du théâtre, du fait du travail sur les lieux clos. Il est ainsi difficile de ne pas imaginer que Maupassant recherche lui aussi l’art total, que Wagner, qui l’intéressait fortement [19], essaye de réaliser dans ses opéras. Mais l’allégorie se dit dans un texte, biblique qui plus est, donc l’interprétation n’est jamais seulement allégorique, mais aussi littérale. Ainsi ma double lecture me paraît-elle justifiée, en affirmant que ce double registre – littéral et critique – est tout à fait dans l’air du temps de 1889, ère de l’essor de la critique, du développement de l’art pour l’art, de la poésie symboliste, et de la rivalité renouvelée entre les arts : ut pictura poesis, mais aussi ut musica poesis [20]. Dans ce cadre, le roman est une fois de plus contesté, une fois de plus renvoyé à sa bâtardise, une fois de plus sommé de se justifier, ce qu’il ne peut faire dans un discours critique sans se vouer au suicide – je veux dire sans perdre sa substance romanesque, sans renoncer à plaire.
      Aussi Maupassant met-il la représentation de l’amour au cœur de son dispositif littéraire, et le portrait l’organise : c’est par lui que Bertin a séduit Any, c’est par lui qu’elle le perd. Il n’y a aucune symétrie facile, entre les personnages, mais des jeux de miroir, de ressemblance, d’illusion, de dédoublement, qui font vaciller les identités.
      Le visible, dans Fort comme la mort, s’organise entre trois représentations, la femme réelle, le portrait et le portrait littéraire. Quant à ce dernier cependant, il faut noter que Maupassant ne fait aucun effort pour décrire ses personnages en pied : il s’en tient à des impressions, des yeux, un morceau de corps. Ainsi n’y a-t-il pas de concurrence avec la peinture sur ce point. S’il est impossible de décrire l’être humain directement, du fait de cette transformation permanente de la chair que le roman illustre, comment donner à percevoir, dans le roman, ce que la peinture, la musique et la poésie s’emploient à faire dans ces années là, alors que le genre exclut la nature morte ? En effet, nul roman ne peut vider le monde des personnes, des « gens » comme dirait W. Benjamin, sans renoncer au romanesque, et c’est à l’intérieur de cette condition que Maupassant explore, décrivant, dans les visages et leurs multiples doubles, réels et picturaux, leur gloire et leur disparition, et leur invisible transfiguration. Les vanités que je présente comme telles ne sont pas en fait peintes « réellement », ce qui montre à quel point la peinture a un rôle critique, c’est-à-dire méta-romanesque, dans le cadre d’une réflexion sur la querelle des arts dont le roman ne se sort pas honorablement. Et c’est la métaphore qui produit la mesure du temps. Sans doute s’emploie-t-il à imiter la peinture impressionniste, dans les jardins, le ciel, les nuages, les végétaux, la lumière, le tremblotement des eaux, mais cette imitation s’en tient aux choses naturelles, comme si la vie réelle nécessitait une autre peinture. Il y a des vanités, picturales, mais elles ne sont pas peintes. Leur invisibilité même est leur trace dans le visible.
      Aussi Maupassant se livre-t-il à un travail extraordinaire sur le temps. Il faut observer de près l’échange des deux visages de femme [21]. D’abord Annette ressemble à sa mère, et sa mère est heureuse de sortir dans le monde avec sa fille qui fait presque comme une sœur, qui la rajeunit, qui la flatte [22]. Bertin, marqué par cette confusion permanente entre la mère et la fille, en est fortement troublé, et il se tient les raisonnements inverses de ceux qu’il s’est tenus douze ans plus tôt, où c’est à la force de bonnes raisons qu’il a fini par exciter son désir pour Any, son modèle : elle n’était pas son genre. Il répète avec elle l’examen de son sentiment amoureux, mais à l’inverse, car avec la mère c’est l’examen qui avait suscité l’amour, alors qu’avec la fille, c’est comme si l’amour de la mère avait creusé en lui l’espace de l’amour pour Annette.
      Car Annette prend le deuil de sa grand-mère qui l’a élevée (et qui, détail significatif, est presque aveugle), et c’est à l’occasion de cette nouvelle manifestation du genre de la vanité en tant que présence de la mort que l’incarnation se révèle dans toute sa fragile beauté et dans son ambiguïté. Ce passage par la mort, par le noir du vêtement, qui s’oppose tout à fait à la peinture des fleurs, du jardin, de l’eau, de la vie étincelante, décrite comme une peinture impressionniste [23], abolit le temps entre la mère et la fille, en même temps qu’il disqualifie la nouvelle peinture. Le saut de la ressemblance se fait par la mort, la mort étant alors une apparition, puis une résurrection dans une gradation du fantastique [24]. Dans un premier temps, Any étant déjà redoublée par son tableau, il échappe qu’Annette n’est qu’un double de sa mère. C’est le tableau qui a fixé la jeunesse d’Any qui peut la remplacer dans le rôle d’original, avant d’abandonner ce rôle à Annette. La peinture, fidèle au cœur, ressuscite dans la fille, mais je n’accorderai pas à René Lefèbvre l’idée que les deux femmes occupent tour à tour la permanence d’une place, même si de fait, la fille se met à ressembler non pas à sa mère, mais au tableau de sa mère plus jeune. À mon sens, du fait de l’allégorie du titre, il semble qu’elle se mette à ressembler à sa mère telle qu’en elle-même l’éternité la change, vêtue de noir [25], dans cette manière de tombeau qu’est le tableau, éternelle remembrance et non pas éternel oubli, selon les derniers mots du livre. Bertin est un personnage tragique, car il ne se rend pas compte de son amour réel pour Any, quoique son illusion d’amour pour sa fille, amour illusoire car possessif et jaloux, et mortifère, l’y reconduise.
      Cet amour est décrit dans sa cristallisation : « il avait toujours attendu l’impossible rencontre, l’affection rare, unique, poétique et passionnée, dont le rêve plane sur nos cœurs ». Maupassant en décrit les étapes, et les séances de pose, auxquelles Annette enfant assiste, un chaperon qui dédouble le chaperon qu’est le tableau, sont comme une éducation au désir : il peint par petites touches, avec distance, rationalisation, lenteur, attente, se demandant s’il aime, comme en des fiançailles : « tout en peignant avec lenteur, il raisonnait par petits arguments précis, clairs et sûrs ». La conception picturale devient certes un modèle de la stratégie amoureuse, mais surtout elle est la fécondité de ce couple qui, dans le texte même, reste chaste, au delà d’un baiser. Et c’est son meilleur tableau, « car il avait su voir et fixer ce je ne sais quoi d’inexprimable que presque jamais un peintre ne dévoile, ce reflet, ce mystère, cette physionomie de l’âme qui passe insaisissable sur les visages » [26]. Difficile donc de suivre les commentateurs pour qui Bertin est le modèle du peintre raté, difficile de ne pas voir dans l’évocation de ce visage tel portrait de jeune femme par Vermeer [27], comme un autre rapprochement avec la Vanité et avec Proust qui, on le sait, médita sur le petit pan de mur jaune. Mais l’amour passe par la mort, pour être plus fort que la mort. Bertin, qui entre dans le mystère de l’abolition du temps, sombre dans la folie, qui le mène à la mort : la folie est la jalousie indiquée par le verset du Cantique, qu’il est temps de citer.

 

Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; car l’amour est fort comme la mort, la jalousie est dure comme le séjour des morts ; ses fièvres sont des fièvres brûlantes, une flamme de l’Éternel. Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, et les fleuves ne le submergeraient pas (Ct 8 : 5-7).

 

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[17] Catherine Botterel-Michel, « De la musique dans Fort comme la mort : art décadent, art de la décadence », Bulletin Flaubert-Maupassant, n°20, 2007, pp. 21-32.
[18] « Olivier Bertin adorait la musique ; comme on adore l’opium. Elle le faisait rêver.
      Dès que le flot sonore des instruments l’avait touché, il se sentait emporté dans une sorte d’ivresse nerveuse qui rendait son corps et son intelligence incroyablement vibrants. Son imagination s’en allait comme une folle, grisée par les mélodies, à travers des songeries douces et d’agréables rêvasseries. Les yeux fermés, les jambes croisées, les bras mous, il écoutait les sons et voyait des choses qui passaient devant ses yeux et dans son esprit. L’orchestre jouait une symphonie d’Haydn, et le peintre, dès qu’il eut baissé ses paupières sur son regard, revit le bois, la foule des voitures autour de lui, et, en face, dans le landau, la comtesse et sa fille. Il entendait leurs voix, suivait leurs paroles, sentait le mouvement de la voiture, respirait l’air plein d’odeur de feuilles.
      Trois fois, son voisin, lui parlant, interrompit cette vision, qui recommença trois fois, comme recommence, après une traversée en mer, le roulis du bateau dans l’immobilité du lit.
      Puis elle s’étendit, s’allongea en un voyage lointain, avec les deux femmes assises toujours devant lui, tantôt en chemin de fer, tantôt à la table d’hôtels étrangers. Durant toute la durée de l’exécution musicale, elles l’accompagnèrent ainsi, comme si elles avaient laissé, durant cette promenade au grand soleil, l’image de leurs deux visages empreinte au fond de son œil ».
[19] Rappelons qu’il fait un grand voyage en Italie en compagnie du peintre Gerveix et d’Henri Amic, qui l’emmène notamment en Sicile sur les traces de Wagner, ce « musicien génial ».
[20] Voir Florent Albrecht, Le Passage à l’ut musica poesis dans la poésie française (1857-1897) : faux paragone littéraire ? (Paris, Champion, 2012). Ce livre donne aussi une analyse – et une bibliographie importante – du wagnérisme.
[21] Voir l’excellent article de René Lefèbvre, « Le ridicule raisonnement de Fort comme la mort », dans Romantisme, 1997, n°95, pp. 69-80.
[22] Voir Trevor A. Le V. Harris, Maupassant et Fort comme la mort : le roman contrefait, Paris : Librairie Nizet, 1991, p. 40. Mais je ne suis pas son interprétation, tout en appréciant la qualité de son essai de description de la tension entre originalité et répétition.
[23] Maupassant a bien connu Monet qu’il a suivi sur la côte d’Étretat. Mais la différence entre Monet et Bertin est, entre autres, que l’impressionniste peint sur le motif. Je reviens donc à ma définition du roman, dont le motif est l’homme. Mais quel homme ? Voir la note suivante : il est difficile de déterminer ce qu’est le propre de la ressemblance.
[24] Plus troublant encore Bertin s’exclame : « Mais c’est votre portrait peint par moi, c’est mon portrait ! » Bien sûr je suis de mauvaise foi de dire que c’est même lui qu’il voit, comme un artiste qui se peint lui-même dans son motif, car il ajoute « C’est vous, telle que je vous ai rencontrée autrefois en entrant chez la duchesse » ? Cependant à lire les choses dans l’ordre de la lecture, le trouble est certain : il se voit lui-même – la notion de ressemblance est trouble. D’autant que Bertin, comme nous l’avons vu, s’est féminisée peu à peu. C’est toujours la capacité de l’homme à devenir autre que lui-même qui est étudiée dans le livre, et la dépersonnalisation de Bertin, qui le rend capable d’être un artiste, touche y compris son identité sexuelle. Là encore on voit la tension entre art et amour.
[25] « La vue d’Annette lui fait revenir à la mémoire l’image de la jeune comtesse qui, autrefois, portait le deuil de son beau-père ».
[26] Cette réussite est d’autant plus frappante que nous lisons là un topos de la théorie du portrait, ce qu’Édouard Pommier, qui cependant arrête chronologiquement son étude aux Lumières, appelle « la poursuite de l’ombre ». Voir Édouard Pommier, Théories du portrait, Paris, Gallimard, 1998.
[27] Étude d’une jeune femme, 1665–1667, New York, Metropolitan Museum. Je mentionne ici ce tableau, parce que la redécouverte de Vermeer, toute récente, dans les années 1860, a pu frapper Maupassant.