L’image rêvée.
Réalité et simulacre chez Henry Céard

- Andrea Schincariol
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Le pilote Yvor

 

      Un dernier exemple nous servira pour montrer le fonctionnement textuel du dispositif de l’album photographique, espèce de machine à transformer la réalité en simulacre, apparence qui se donne pour la réalité. Il s’agit du cas du pilote Yvor, propriétaire du bateau « Je M’en Moque » qui amènera les « estrangers » vers l’ile de Kioc’h Vor où, selon les mots de Charlescot, les horizons sont encore « vierges de toute reproduction ! » (TV, 99) Le morceau qui suit décrit la première apparition du matelot breton dans l’histoire :

 

Il tenait sa casquette à la main ; et sa tête bronzée par le soleil, usée par la mer grimaçait comme les figures de bois sculptées qu’on voit à l’avant des navires. Obéissant aux injonctions, il remit sa casquette sur ses cheveux restés obstinément noirs, malgré l’âge, et Charlescot le travailla immédiatement pour lui faire prendre une pose qu’il qualifiait de naturelle. Il le força à mettre en arrière sur l’occiput la coiffure que le pilote rabattait toujours, la visière en avant, afin de voir plus loin, sur les vagues. Il insista pour qu’il mît en évidence la petite ancre d’argent, insigne de sa profession qu’il portait toujours au bout d’une ganse de soie, dans son gilet. Ainsi trafiqué, il le photographia debout pour servir au tableau d’un peintre de ses amis qui, dans ses toiles, à Montmartre, représentait les gens de mer. Le vieux se laissa tourmenter, toujours heureux qu’on s’occupât de sa personne et que sa physionomie fut poussée à la notoriété. Il s’habituait à devenir un pilote littéraire dont les incontestables qualités de marin finissaient par disparaître dans le rayonnement de la renommée d’un grand romancier qu’il avait jadis promené à son bord.
[...] Il n’était plus le père Yvor (...) Non, il était devenu le marin qui avait conduit M. Herscher ; le marin qui allait voir M. Herscher à Paris et que Mme Herscher menait avec elle au théâtre, dans sa loge ; le marin pour qui M. Herscher, s’employait de tout son crédit, sollicitait les ministres, demandait la croix. (TV, 112‑113)

 

      Non seulement, ici, la question de la pose ainsi que la complaisance du personnage face à l’objectif renforcent ce paradigme de mise en fiche photographique qui apparaît à la fois comme l’une des conditions préalables et comme l’un des indices les plus sûrs de l’effondrement des rêves des personnages du roman. Non seulement l’aplatissement du corps d’Yvor en figure bidimensionnelle se trouve doublé par la référence à une future représentation picturale du pilote (donc, elle aussi, simulacre trompeur) en tant que cliché des gens de mer. Mais, en plus, à travers un surprenant retour au médium scripturaire, incarné en l’occurrence par le romancier Herscher, le personnage se retrouve définitivement rangé du côté du simulacre, prêt à subir son ultime transformation en « pilote littéraire ».

 

De la réalité au simulacre : aller/retour

 

      Ici, le texte opère un véritable télescopage des formes de la représentation qu’on pourrait se figurer comme une espèce de triple saut en arrière de la fiction : le personnage romanesque Yvor est transfiguré d’abord en « portrait photographique » (première révolution), ensuite en « portrait pictural » (deuxième révolution), enfin en « portrait littéraire », c’est-à-dire, à nouveau (troisième révolution en arrière), comme les gens de Kerahuel l’affirment, en « réel personnage de roman » (TV, 113). Cette triple révolution se révélera, par la suite, triplement mortifère pour la figure du marin : la réputation d’Yvor sera souillée par le romancier, qui le décrira comme un « pilote breton hirsute et sycophante » (TV, 889) (disqualification du pilote en tant que personnage littéraire) ; la croix d’honneur qu’il rêvait obtenir suite aux pressions de M. Herscher lui-même n’arrivera jamais (anéantissement du personnage sur le plan iconographique, la croix d’honneur étant bien l’une des icônes de la religion républicaine) ; et qui plus est, son bateau, le « Je M’en Moque », coulera à bas, pendant la nuit, en faisant sombrer avec lui la possibilité même, pour le personnage, de jouer son rôle de pilote (« écoulement » d’Yvor sur le plan de la fiction romanesque).
      Or, le traitement textuel du pilote Yvor, ce mouvement de retour dysphorique du personnage au statut de figure littéraire qui passe nécessairement par sa mise en fiche photographique, est mis en œuvre aussi pour les autres figures du roman. De manière générale, celles-ci participent à ce même mouvement circulaire : dans un premier moment, les personnages subissent ce qu’on a pu appeler une scission identitaire due à la présence de leur « double photographique ». Dans un second moment, ils paraissent manifester un sentiment de fascination pour cette scission qui a pour effet un brouillage des frontières séparant la réalité romanesque et le simulacre photographique. Dans un troisième moment, ils finissent par s’enfermer dans ce simulacre et jouer le rôle que leur propre représentation photographique leur impose. En d’autres termes, ils reviennent à leur statut originaire de personnages fictionnels ; à la différence près qu’ils se trouvent soumis à cette « fatalité technologique » et obligés à reproduire la « pose » de leur image photographique. Ainsi, Pauline continue à se mettre en scène sous les mêmes habits de Pierrot qui apparaissent dans le premier portrait de la jeune fille ; Mme Hestoudeau et Mme Vincent Trois continuent à jouer la comédie dans la vie comme elles le faisaient face à l’objectif de Charlescot.
      Ici, les dessins photogéniques des personnages traduisent et annoncent le destin (photo)-littéraire que Céard leur a réservé. Les deux dispositifs, image et récit, travaillent ensemble, de manière parallèle et concurrente, pour montrer comment l’idéal, le rêve, n’est qu’un simulacre trompeur destiné à s’écrouler face à la réalité.

 

Conclusions

 

      Tout dispositif technique producteur d’images – photographie, cinéma, télévision, Internet – peut se manifester, dans le texte, par des modalités différentes. En tant que matrice figurative invisible à la lecture, il peut opérer dans les profondeurs d’une œuvre en lui donnant sa forme particulière, comme l’étude d’Alain Buisine que nous avons citée le montre.
      Le cas proposé ici, est au contraire celui d’un dispositif, l’appareil photographique, inséré dans l’espace de l’œuvre de manière explicite, c’est-à-dire en représentation. L’acte photographique est thématisé dans la fiction par le personnage de Charlescot, photographe amateur obsédé par la netteté de ses clichés, qu’il rate généralement.
      Ainsi, loin d’apparaître comme un dispositif producteur d’images véridiques, la photographie, dans Terrains à vendre au bord de la mer, est donnée d’emblée comme une source d’illusions et de désillusions, introduisant dans le roman de Céard ce qu’on pourrait appeler comme une « poétique de l’aberration ». Charlescot, en portraiturant bon nombre de personnages du roman, les montre, sans le vouloir, autrement qu’ils ne sont, créant ainsi une « scission identitaire » aberrante sur le plan de leur moralité, aussi bien que sur le plan de leur mise en représentation sur la scène romanesque. Le personnage-photographe court sans succès après la bonne image, et s’avère incapable de surmonter la « fatalité technologique » que l’appareil photographique fait peser sur lui. Le lecteur retrouve ainsi, incarné dans la figure de Charlescot, le paradigme central de l’œuvre de Céard : « l’effondrement de l’idéal ».
      Le texte de Terrains à vendre au bord de la mer est donc traversé par ce que l’on pourrait nommer une « dynamique de la soustraction » : l’image rêvée n’est donnée que pour mieux être soustraite à la vue (et à la lecture), en laissant la place au néant. Image photographique et récit s’interpénètrent et se confondent dans un principe de fonctionnement commun.
      Une réflexion plus générale pour conclure : au-delà de sa présence textuelle obsédante, le dispositif photographique semble avoir, dans l’écriture de Terrains à vendre et dans la relation complexe que ce roman entretient avec le Naturalisme, un rôle extrêmement important. Avec cette œuvre, Céard dessine, en quelque sorte, la limite et la fin du Naturalisme par la critique de ce mimétisme photographique sous-jacent à la célèbre « théorie des écrans » du maître, Émile Zola :

 

Somme toute, l'Écran réaliste, le dernier qui se soit produit dans l’art contemporain, est une vitre unie, très transparente sans être très limpide, donnant des images aussi fidèles qu'un écran peut en donner. (…) il contente ma raison, et je sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité [15].

 

      En revanche, chez Céard l’image issue de la chambre noire marque symboliquement l’effondrement du rêve naturaliste d’un écrivain/écran qui se place en toute franchise devant la nature et la rend dans son ensemble, exactement, sans exclusion aucune : photographiquement.

 

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[15] Émile Zola, lettre à Valabrègue, 1864 ; nous soulignons. Consulté dans sa version électronique.