L’image rêvée.
Réalité et simulacre chez Henry Céard

- Andrea Schincariol
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Charlescot, photographe-amateur

 

Un illusionniste amateur...

 

      Charlescot est présenté comme « un photographe amateur (…) toujours en retard » (TV, 86). Dès le début de sa « vie fictionnelle », il se trouve ainsi ridiculisé dans sa passion photographique même, car il est caractérisé par son incapacité à maîtriser l’un des aspects fondamentaux de sa pratique : le temps. En plusieurs autres occasions, la voix-off qui accompagne le lecteur le long du texte nous parle d’un photographe amateur d’une ineptie et d’une maladresse qui tiennent du tragicomique. Pédant, il oblige tout le monde à passer devant son objectif. Paresseux, il ne développe pas ses plaques. Toujours en querelle avec le soleil, il est disqualifié d’un point de vue technique. Se plaignant de la banalité du paysage, il est disqualifié sur le plan de l’imagination créative. Personnage aux horizons bornés, il ne voit rien en-dehors des limites étroites de son objectif :

 

M. Charlescot, photographe amateur, homme de relations courtoises, mais réduisant toute la vie à la manœuvre de son objectif ; et pour qui les individus et les paysages cessaient d’exister dès qu’ils n’entraient pas dans le champ de son appareil perfectionné. (TV, 97)

 

La même question du rapport entre le Réel et sa représentation émerge ici, qui était le point nodal des réflexions de Charlescot lui-même citées plus haut. Pour Charlescot – dit le texte de manière très claire – la vie (sa vie) se réduit à une représentation photographique. Le personnage subit l’existence sous le mode unique et illusoire du simulacre. Ne concevant pas d’autres réalités en dehors de ce même simulacre (« les individus et les paysages cessaient d’exister dès qu’ils n’entraient pas dans le champ de son appareil perfectionné », nous soulignons), il vit dans ce qu’on peut en toute logique définir comme une « illusion vraie », une illusion dont il n’est pas conscient, c’est-à-dire, en dernière analyse, qu’il habite l’espace illusoire du rêve... ou du cauchemar. Or, si l’on considère que la construction de ce rêve/cauchemar est soumise nécessairement aux possibilités techniques du médium créateur du simulacre – son appareil photographique, bien évidemment – et que les compétences techniques du photographe subissent de manière systématique un procès de disqualification, on se rendra bientôt compte que Céard enveloppe Charlescot d’une aura tragique d’une profondeur et d’une modernité tout à fait remarquables : le fatum divin pesant sur le destin du héros de la tragédie classique, disparaît en faveur d’une « fatalité technologique » [9] que le personnage de Charlescot lui-même, à cause de son ineptie technique et de son horizon mental limité, crée de ses propres mains. Cas emblématique de ce qu’on pourrait baptiser un « bovarysme à l’ère de la reproductibilité technique » [10].

 

... un amant désillusionné

 

      Ce mécanisme d’auto‑réclusion dans l’espace fantomatique de l’image photographique se présente, de manière très claire, lorsque Charlescot rencontre la jeune et séduisante Mlle Ophélie Minahouet. Celle-ci apparaît, aux yeux du personnage, « rayonnante » (TV, 145), au point que le photographe,

 

détourné de ses clichés photographiques (…), sur les sollicitations de la demoiselle, laissait son appareil en repos. Pendant des après-midi entières, au soleil, avec un maillet au long manche, il en était arrivé à pousser des boules de couleur. (TV, 145)

 

      Or, Charlescot, pour qui la réalité se réduit à l’ensemble des images que son appareil est à même de capter, ne s’éloigne de son « autisme photographique » qu’en apparence. S’il se détourne de ses clichés et abandonne son appareil, ce n’est que pour tourner son regard vers une figure, celle de Mlle Minahouet, qui par son aspect « rayonnant » et grâce aussi à la scénographie ensoleillée qui lui sert de décor quand elle joue, ne peut que renvoyer à la catégorie de la « photogénie » [11].
      Charlescot croit s’évader de l’univers borné des images photographiques et joindre ainsi la réalité extérieure alors qu’il ne fait que tourner en rond, à l’intérieur d’un même simulacre plat et trompeur. Trompeur deux fois, car Mlle Minahouet se révèle être une tricheuse au jeu et une voleuse dans la vie :

 

la dame et sa fille avaient été prises en flagrant délit de vol aux étalages d’un grand magasin. (...) M. Minahouet, un brave homme de chef de bureau aux titres, dans une compagnie financière, (...) mourut de honte quelque temps après le scandale. (TV, 148)

 

      Aussi – spectaculaire confirmation de la vaine tentative de Charlescot de fuir son univers entièrement bâti sur la copie photographique – le scandale des deux voleuses se conclut par « deux nuits de suite [passées] au Dépôt de la Préfecture » où « le service anthropométrique conservait leur fiche de mensuration et jusqu’à leur portrait » (TV, 148). Le pauvre Charlescot, mauvais sémiologue autant que pénible photographe, ne parvient pas à capter et à interpréter les indices, pourtant nombreux, désignant la jeune Ophélie comme la « donna criminale » de lombrosienne mémoire [12].
      Non seulement : lorsque Ophélie, après lui avoir confessé ses escroqueries, se décide à quitter Kerahuel, Charlescot, conscient du fait qu’il ne pourra jamais plus la posséder en chair et en os, ne trouve d’autre solution que de lui demander son portrait :

 

Il posséderait son image à défaut de sa personne. Or, défiant jusque dans ses effusions des épreuves tirées par l’indifférence des praticiens de profession, il rêvait d’obtenir d’Ophélie un cliché qu’il aurait soigné avec tendresse pour l’amener à la ressemblance de son idéal ; et avec toute la sincérité de son âme attristée il dit :
– Mademoiselle, voulez-vous que je vous photographie ? (TV, 303)

 

Ophélie refuse, craignant que son portrait puisse servir, un jour, comme preuve indiciaire de sa culpabilité.
      Disparue à jamais, Ophélie sort brusquement et définitivement du « cadrage » où Charlescot voulait l’enfermer. La figure de la jeune fille s’échappe dans un « hors-champ » jusqu’ici insoupçonné et inconcevable par le photographe. Le personnage réalise tout d’un coup l’existence, en-dehors des limites du simulacre qu’il a construit et entretenu pendant toute sa vie, d’une autre dimension. Il découvre, en d’autres termes, la différence entre le rêve et la réalité. C’est à ce moment précis de l’histoire que Charlescot se lance dans la longue tirade citée plus haut, centrée sur le pouvoir illusoire de l’appareil photographique.
      Or, il nous semble que Céard ne se limite pas, ici, à utiliser la photographie comme simple métaphore d’un idéal effondré ; bien plus profondément, l’écrivain fait de l’acte photographique et de l’image photo-chimique un dispositif qui, à la fois, structure la trame narrative centrée sur Charlescot, et renforce le schéma narratif fondé sur l’effondrement de l’idéal. La mécanique photographique imite le mécanisme de l’échec sous-jacent au récit, et le nourrit en fournissant tout un stock de simulacres trompeurs : les clichés pris par Charlescot.
      Figure à maints égards tragique, écrasé par cette « fatalité technologique » qui pèse sur ses épaules, ce dernier continue imperturbablement à traîner partout, comme un fardeau, comme une croix, sa lourde machine photographique et à en déclencher le ressort. Insoucieux du fait que ces images ne représentent que les négligeables copies du monde et que derrière leur apparence chimérique se cache le néant, il ne cesse, dans un élan d’autisme et d’onanisme auto-destructeurs [13], de collectionner portraits sur portraits. Il poursuit son œuvre de mise en fiche de l’univers fictionnel qui l’entoure. Il offre au lecteur un portrait photographique de chaque personnage du roman : un album photographique/simulacre qui pénètre l’espace de l’écriture.

 

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[9] Nous pastichons ici l’ouvrage de F. Vaccari, Fotografia e inconscio tecnologico, Modena, Punto e Virgola, 1979, traduit en français sous le titre La Photographie et l’inconscient technologique, Paris, Créatis, 1981.
[10] Le nom Charlescot cacherait dès lors celui du personnage inepte par excellence : Charles Bovary. Une fois de plus Céard avoue sa dette vis-à-vis du maître incontesté, Gustave Flaubert.
[11] Dans son sens primordial, « photogénique » désigne un objet sensible à la lumière ou capable d’impressionner la plaque sensible. Voir sur ce point Ph. Ortel, chapitres 8 et 9 « L’invention de la photogénie », La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon Photo », 2002, pp. 229‑263 ; ainsi qu’un article précédent, du même auteur, « Poetry, the Picturesque and the Photogenic Quality in the Nineteenth Century », dans Journal of European Studies, vol. 30, part I, n°117, March 2000, pp. 19-33.
[12] C. Lombroso et G. Ferrero, La Femme criminelle et la prostituée, 1895. Consultable dans la traduction de L. Meille, texte présenté par P. Darmon, Grenoble, Millon, 1991. On connait le rôle de l’image photographique dans les travaux du savant italien.