Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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      Pour Joseph Leo Koerner, l’étonnante rencontre entre la figure de l’artiste et celle du Christ dans l’œuvre de Dürer peut être rapportée à un moment particulier de l’histoire du portrait comme genre de peinture. Le rapprochement de Dieu et de l’humanité incarnée se trouverait alors à l’articulation de la recherche d’une aura sacrée de l’image, d’un côté, et du naturalisme dans la représentation du corps humain, de l’autre – cette constellation culmine dans la corporalité excessive du Christ souffrant [64].
      Chez Dürer, la souffrance et le deuil sont suspendus dans un double mouvement presque inextricable : de nombreuses images – et avons-nous vu, des textes également – évoquent ouvertement la Passion comme l’exemple même du chemin de souffrance des hommes ; en même temps, ces images et ces textes incitent le spectateur à méditer sur l’individualité physique, amenant leur public à songer au deuil et à forger une communauté de souffrance au-delà de la mort du mourant – on peut voir une pertinence particulière à ce mouvement chez un artiste qui n’a pas laissé de descendance. De nombreux spectateurs, de fait, suivirent cette injonction et les générations postérieures commémorèrent le « nouvel Apelles » de Nuremberg [65].
      C’est la manière dont sont ici brouillées les différences, dans le scénario triangulaire mettant en scène les mourants, les vivants et le Christ, qui troubla beaucoup de Réformateurs.
      En fait, dès lors que les polémiques autour de la Réforme se sont cristallisées, les scènes de lit de mort sont devenues un haut lieu de controverse religieuse. L’empereur Charles Quint, quand il mourut catholiquement en 1558, tenait une croix dans ses mains, comme c’était l’usage avant. L’archevêque de Tolède désigna le Christ crucifié comme le sauveur et comme un exemplum pour le mourant. Mais, au milieu du siècle, une attention trop exclusivement portée au Christ évoquait le protestantisme. Un autre ecclésiastique rappela donc à Charles de placer également son espoir dans les saints. L’archevêque fut convoqué devant l’Inquisition [66].
      Peu de questions montrent mieux les implications qu’a, pour la vie religieuse, l’attention portée par les réformateurs protestants au verbe non-médiatisé de Dieu, que les disputes autour des images à l’heure de la mort. Etant donné l’usage répandu qui en était fait pour le salut de l’âme, il n’est pas étonnant que la croix soit devenue la « cible privilégiée des iconoclastes » [67]. Dès 1522, Andreas Karstadt mit en évidence l’effet déplorable qu’a l’image sur les fidèles, notamment à travers une attaque contre les « geschnitzte oder gemalt Crucifix » (« crucifix sculptés ou peints »), dénoncés comme des idoles présentées au mourant ; il proposait de leur substituer des consolations purement textuelles, et recommandait qu’on lût des extraits du Nouveau Testament [68]. Selon Karlstadt, les crucifix restent englués « dans la chair » ; ils ne transcendent à aucun moment leur matérialité, et c’est la raison pour laquelle ils mettent en danger les iconophiles [69]. C’est pour répondre à son ancien disciple et aux iconoclastes de Wittenberg que Luther formula pour la première fois sa théologie de l’image. Afin d’étouffer la controverse, il écrivit dans les sermons de l’Invocavit de 1522 : « das crucifix das da steet, ist mein got nicht, dann mein got ist im himmel, sonder nur ein zeichen » (« le crucifix que vous voyez n’est pas mon Dieu qui est dans les cieux, mais seulement un signe ») [70]. En d’autres termes, il considéra les images comme des signes – comparables aux mots – et s’opposa ainsi à l’idée de Karlstadt suivant laquelle leur statut d’objet est le message lui-même. En outre, Martin Luther et d’autres insistèrent sur la nécessité de maintenir une certaine distance face aux corps agonisants. Par conséquent, les fidèles étaient placés en retrait du mourant. Il leur était demandé de ne pas investir trop directement les souffrances du Christ et sa crucifixion, de le faire à travers des médiations ou par l’intermédiaire d’instructions verbales [71].  La négation de l’identification et de l’immédiateté, cependant, n’est pas un simple refus ; elle est aussi l’ouverture d’un possible ou d’une capacité. L’observation des mourants survécut aux changements historiques que la Réforme apporta [72].
      Dans le protestantisme luthérien, l’élaboration discursive qui résume cette prise de distance est la référence constante à la croix que chaque chrétien doit porter. Les subtilités de la theologia crucis de Luther peuvent avoir échappé aux fidèles ordinaires [73]. Cependant, le protestantisme allemand cultiva la formule dévotionnelle du peuple portant sa croix dans un nombre extrêmement important de textes de catéchèse et de sermons. Le topos du fidèle portant sa croix permet de trouver un juste milieu entre l’exemplarité et l’individualité dans la considération du Christ par le fidèle. Dans sa version luthérienne, par exemple, l’image de la croix doit mener à ce que chaque individu accepte la difficulté du chemin de vie qui est le sien, c’est-à-dire sa position sociale, son sexe et son statut marital, en vue du salut. La topologie de la croix est donc liée au rôle que chacun joue dans la vie, et par conséquent elle rappelle à la mémoire la représentation des différents états. En outre, chaque chrétien doit porter sa croix dans la solitude. D’après Veit Dietrich, théologien protestant de Nuremberg, même dans le mariage, la « croix conjugale » du mari et de la femme n’est pas un fardeau que l’on peut partager [74]. Dans la littérature qui nous intéresse ici, il n’y a de collectivité que dans le fait de savoir que son conjoint, et en fait chacun, a sa propre croix à porter. On doit porter sa propre croix ; la compassion est réduite à l’assistance chrétienne à toute personne confrontée à des événements particulièrement difficiles. On peut donc comprendre facilement que le protestantisme déconnecte la communauté des vivants de celle des morts, une communauté que nous avions vue à l’œuvre dans la manière dont Dürer essayait de comprendre la mort de sa propre mère [75]. Pour les théologiens protestants, nul acte des vivants ne saurait, en dernier recours, aider au salut des mourants : la pitié chrétienne s’arrête avec la mort du fidèle et ne s’occupe pas de l’au-delà. La mort acquiert alors un caractère de fin radicale [76].
      Dürer utilise la theologia crucis alors émergente au moment où il dessine deux images dialogiques pour son ami Lazarus Spengler, membre comme lui de la sodalité de Nuremberg et luthérien fervent pendant la période de transition, avant que la ville ne devienne officiellement luthérienne en 1525 [77]. Comme les deux fusains de 1503, ces deux dessins exécutés avec soin construisent un dialogue entre le Christ et un homme ordinaire – probablement Spengler lui-même, dont le blason orne la seconde image. Etrangement, le parallélisme sert à souligner la différence et la distance, opposées à l’identité et à l’immédiateté du contact, et la centralité des éléments textuels correspond à la primauté du Verbe (même si les dessins ne sont pas datés et que nous ne savons pas quand Dürer les a faits). L’inscription laisse entendre l’appel du Christ, qui retentit avec force à travers une citation de Saint Matthieu (Mt 10 : 38) : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (QVI NON TOLLIT CRVCEM SUAM ET SEQVITVR ME NON EST ME DIGNVS) [78]. Notons que ce n’est pas la croix du Christ que le lecteur est appelé à porter mais la sienne propre ; notons aussi que la croix représentée ici n’est pas un crucifix. Le disciple du Christ portant sa croix répond par une citation des Psaumes sur la mort (Ps 23 : 4) : « Quand je marche dans l’ombre de la vallée de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (NAM SI AMBVLAVERO IN MEDIO VMBRE MORTIS NON TIMEBO MALA QVONIAM TU MECUM EST). Ce n’est que repliés que le Christ et son disciple, par le signe de la croix, se touchent.

 

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[64] Joseph Leo Koerner, The Moment of Self-Portraiture in German Renaissance Art, Chicago, University of Chicago Press, pp. 63-246.
[65] L’humaniste Conrad Celtis forgea cette appellation. Sur Dürer comme « nouvel Appelles » et sur la façon dont la mémoire de l’artiste fut célébrée (voir David Hotchkiss Price, Albrecht Dürer’s Renaissance : Humanism, Reformation, and the Art of Faith, Ann Arbor, MI, University of Michigan Press, 2003, et tout particulièrement les pages 7 à 28 et 78. A ma connaissance, l’étude de cet aspect de la vie de Dürer reste à faire ; voir Lisa Jardine, Erasmus, Man of Letters : The Construction of Charisma in Print, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1993).
[66] Ulinka Rublack, Reformation Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 67.
[67] Koerner, The Reformation of the Image, Op. cit., p. 138.
[68] Andreas Bodenstein von Karlstadt, « Von abtuhung der Bylder »dans Bibliothek der Kunstliteratur, vol. 1, Renaissance und Barock, Francfort, Deutscher Klassikerverlag, 1995, pp. 19, 20.
[69] Ibid.
[70] Martin Luther, « Ein Sermon durch M.L.: Mittwoch nach Invocavit gepredigt » dans Bibliothek der Kunstliteratur, vol. 1, Renaissance und Barock, Frankfort, Deutscher Klassikerverlag, 1995, p. 36.
[71] Lucas Cranach l’Ancien a donné une forme picturale à cette idée sur la prédelle de l’autel principal de Wittenberg. Voir la discussion de ce point dans Koerner, The Reformation of the Image, pp. 175-190.
[72] Selon Becker, « Il est impossible de déterminer un mouvement clair et irrévocable vers un art du bien-mourir qui soit complètement et définitivement protestant » (« It is impossible to delineate a clear and irrevocable move towards a wholly and permanently Protestant deathbed »). Elle considère la présence de témoins (witnessing) comme une partie très importante du voyage du fidèle vers la mort (Becker, Death and the early Modern Englishwoman, respectivement pp. 17 et 18).
[73] Voir Walther von Loewenich, Luther’s Theology of the Cross, trad. Herbert J. Bouman, Minneapolis, MN, Augsburg Publishing House, 1976. Loewenich étudie les passages pertinents ici dans l’œuvre de Luther ; pour notre contexte, voir tout particulièrement les pages 117 à 132. L’imagerie de la croix est fondée sur les sources du Nouveau Testament (Mt 10, 38 ; Mt 16,24 ; Mc 8, 34 ; Lc 9, 23, Lc, 14, 27). Voir Erich Dinkler, « Jesu vom Kreuztragen », dans Signum Crucis : Aufsätze zum Neuen Testament und zur Christliche Archäologie, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1967, pp. 77-98.
[74] Veit Dietrich, « Eine kurtze vermanung an die Eheleut », dansOskar Reichmann (éd.), Etliche Schriften für den gemeinen man / von vnterricht Christlicher lehr vnd leben / vnnd zum trost der engstigen gewissen. Durch V. Dietrich. Mit schönen Figuren. Nürmberg. M.D.X.VIII., Assen, Van Gorcum, 1972, p. 133.
[75] Craig M. Koslofsky, The Reformation of the Dead: Death and Ritual in Early Modern Germany, 1450-1700, New York, St. Martin’s Press, 2000.
[76] Voir Kammeier-Nebel, « Wandel des Totengedächtnisses » (voir la note 25 ci-dessus).
[77] Friedrich Winkler, Zeichnungen von Albrecht Dürer, Berlin, Deutscher Verein für Kunstwissenschaft, 1938, 3, pp. 13-14 n° 273-274 ; sur le parcours religieux de Dürer en général et sur les gravures sur bois, voir Price, Albrecht Dürer’s Renaissance, Op. cit., pp. 229-230. La littérature existante sur Dürer n’a que rarement discuté la question de ces deux dessins.
[78] Winkler, Zeichnungen, 3, Op. cit., p. 13.