Barbara Dürer, 1514.
- Helmut Puff
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      Il s’agit donc d’une collection de passages empilés, s’emboîtant en partie ; mais dans un second temps, on constate l’existence d’un ordo temporum, lui aussi composé de plusieurs strates. C’est particulièrement visible dans la section qui concerne le déclin de Barbara Dürer. Ce qui se produisit durant une période d’un peu plus d’un an apparaît comme très résumé. Le mélange de rétrospection et d’introspection, le passé de l’époque racontée, le présent de l’écriture, et l’anticipation inquiète d’un futur dont l’aiguillon est tempéré par les prières produisent une temporalité complexe [14]. Ce sens du temps rappelle les artes moriendi, qui appelaient à se préparer durant sa vie au jugement dernier, afin d’assurer son salut [15]. Après avoir été témoin de la mort de sa mère, Dürer rend visible cette préparation par une formule qu’il avait précédemment employée, mais dans une version plus courte, à propos de la mort de son père [16] ; il souhaitait que ses derniers moments se déroulent en famille et dans la paix, avec Dieu et les serviteurs de Dieu à son chevet : « Gott der her verleich mir, daz jch awch ein selchs ent nem, vnd das got mit seinem himlischen her, mein vater, muter vnd freuwnd zw meinem ent wöllen kumen, vnd daz vns der allmechtig got daz ewig leben geb » (« Que le Seigneur Dieu m’accorde à moi aussi une fin bénie, et que Dieu, avec ceux qui sont avec lui dans les cieux, mon père, ma mère, mes parents et amis, puisse être présents à ma mort. Et que Dieu tout-puissant nous donne la vie éternelle ») [17]. Cette formule évoque, entre autres des images du XVIe siècle représentant des mourants entourés lors de leurs derniers instants par des membres de leur famille, des amis et d’autres personnes, et qui font de la transition de la vie à la mort un moment public.
      Au moment d’écrire la maladie et la mort de Barbara Dürer, l’auteur reprend à plusieurs reprises son récit. Nous ne savons pas combien de temps après le décès de sa mère Dürer commença à prendre ces notes. Le fait qu’il ait commis une erreur dans le jour de sa mort – Rupprich note que le 17 mai 1514 tombait un mercredi, et non un mardi comme l’écrit à tort Dürer – peut suggérer un écart entre le moment où il fut témoin des événements et le moment où il écrivit, bien que nous ne puissions pas en être sûrs, étant donné qu’il fait la même erreur dans des documents plus tardifs [18]. Quoi qu’il en soit, Dürer fit à de multiples reprises des ajouts sur le folio : l’utilisation de l’espace, les différences d’encres et de graphies en sont la preuve. Ce processus d’écriture par couches successives, dont on pourrait presque dire qu’il est alambiqué, indique l’importance que ce récit particulier doit avoir revêtu pour son auteur.
      Grâce aux preuves paléographiques, nous pouvons reconstruire jusqu’à un certain point la genèse de cette section. Quand Dürer décida de compléter la description de la mort d’Albrecht l’Ancien par celle de sa mère, le verso de la page était déjà couvert de notes, et d’une illustration. Néanmoins, il fit en sorte que le récit de la mort de sa mère suive immédiatement celui de la mort de son père, en tirant un trait pour séparer des événements distants de douze ans. Il remplit le reste du recto par quinze lignes serrées, mentionnant en formule conclusive la date de la mort de Barbara Dürer.
      Il passa ensuite au verso, utilisant les marges en haut et à droite de la page. Là, il compléta au moins trois fois le récit : d’abord, par une description détaillée des soins qu’il avait prodigués à la malade agonisante – section qui se termine avec une référence à son âge au moment de sa mort –, puis par un passage sur l’enterrement de sa mère et sur sa propre mort à venir, et enfin avec une mention de l’expression paisible de sa mère dans la mort. Les addenda, tassés dans les marges, ont été séparés du récit portant sur le crucifix miraculeux, placé au centre de la page par un trait vertical [19]. La description vivante que fait Dürer est donc l’effet d’un montage, d’éléments ajoutés à des moments différents, de gros plans à partir d’angles variés, rassemblés dans le même cadre narratif.
      Aucune édition, fût-elle aussi excellente que celle de Rupprich, ne peut rendre compte d’une telle intrication de traces. Mais une édition n’a-t-elle pas pour contrainte les deux dimensions de la page imprimée ? Contrairement à l’autographe, le folio édité est organisé séquentiellement, en suivant les strates historiques successives reconstruites par l’éditeur. Dans le vrai Gedenkbuch, en revanche, le temps s’organise de façon circulaire, les thèmes liés entre eux sont empilés les uns sur les autres, et l’écriture prend une dimension spatiale 20].
      Pour finir, la structure complexe du mémorial affecte aussi la communication qu’il engendre. Après tout, écrire signifie se mettre en rapport avec l’autre. Durant les années 1500, l’écriture était rarement une pratique à usage personnel. Mais à qui s’adresse le mémorial ? Que Dürer ait dû avoir des lecteurs autres que lui-même est indiqué par la formule « Nun solt jr wissen » (« A présent il vous faut savoir »), formule qui précisément introduit le récit de la mort de sa mère. Le profil pragmatique du texte est par ailleurs attesté par l’appel de Dürer aux lecteurs du folio lorsqu’il leur demande de prier pour son père défunt (bien que l’adresse, dans ce contexte, « jr all mein freunt » (« vous tous, mes amis »), puisse être traduite en référence soit à des parents, soit à des amis, le premier sens étant probable, vu le contexte rituel de la description) [21]. Il n’est pas étonnant que les destinataires du texte apparaissent de façon plus évidente dans les passages concernant la mort, puisque les rituels autour du mort demandent l’assistance de personnes venues aider, et avant tout de membres de la famille. Ces sections contrastent avec d’autres, cependant, dont les adresses sont moins claires. Dans un espace compact, le Gedenkbuch unit différents modes textuels. Le texte oscille entre narration, description et souvenir ; des formules religieuses sont intercalées : elles ont fonction, entre autres, de ponctuer ou de souligner certains éléments.
      Le mémorial est donc un texte poreux. Une analyse mot à mot mettrait en avant la façon dont les différents paramètres du texte – temporalité, processus d’écriture, public et modalités textuelles – s’entrecroisent et se chevauchent. Mais sa porosité reste manifeste. Parmi d’autres indicateurs, le folio présente une illustration représentant un des crucifix qui, dit-on, tombèrent du ciel de Nuremberg en 1503, tout spécialement sur des enfants (comme notre auteur le note). Dürer rapporte qu’il en a vu un (« Vnder den [krewcz] allen hab jch eins gesehen jn der gestalt, wÿ ichs hernoch gemacht hab » : « Parmi toutes les croix j’en vis une qui ressemblait exactement à celle que j’ai dessinée plus tard ») ; une simple image de Marie et Jean au pied de la croix portant Jésus, exécutée à grands coup de pinceaux, comme si elle était « faite » d’une seule pièce [22].
On peut noter que la disposition du manuscrit place en parallèle l’illustration de la « croix » et le récit que fait Dürer de la mort de sa mère. Cet agencement de l’image et du texte peut revêtir une certaine signification, même si c’est la place disponible sur le feuillet qui l’a dicté. La composition de l’image est d’une simplicité saisissante : l’illustration rappelle l’iconographie religieuse de l’époque, et authentifie des représentations similaires [23]. La crucifixion du Christ constitue la scène pivot du drame chrétien de l’incarnation et du salut de l’homme, tandis que sainte Marie et saint Jean pleurant au pied de la croix présentent la réponse appropriée des hommes au sacrifice du Christ pour l’humanité.

 

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[14] Par exemple le Dispositorium moriendi de Johannes Nider, datant du XVe siècle, est composé de trois parties : celle qui précède la mort, celle qui accompagne la mort et celle qui la suit. Voir Rainer Rudolf, « Ars moriendi (1) », dans Theologische Realenzyklopädie, vol. 4, Berlin, De Gruyter, 1979, p. 145.
[15] Ce point a été noté, avant tout, par Sahm, Dürers kleinere Texte, pp. 22, 28, 37, 39-40. La meilleure introduction à la tradition de l’ars morendi est celle de Nigel F. Palmer, « Ars moriendi und Totentanz : Zur Verbildlichung des Todes im Spätmittelalter », dans Arno Borst et al. (éd.) Tod im Mittelalter, Constance, Universitätverlag Konstanz, 1993, pp. 313-334.
[16] Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 36 : « Der barmhertzig gott helff mir awch zw eim selligen end » (« Que Dieu miséricordieux m’accorde aussi une fin bénie »).
[17] Dürer, « Gedenkbuch », Ibid., p. 37. Cf. « Gedenkbuch », p. 36, cité dans la note précédente. Pour les images de l’ars moriendi et leur réception potentielle, voir Palmer, « Ars moriendi », pp. 322-323 ; Arthur E. Imhof, Geschichte sehen : Fünf Erzählungen nach historischen Bilder, Munich, Beck, 1990, pp. 59-62. Dürer était certainement familier des contrepoints satiriques de ces images dans La Nef des fous, best-seller du début de l’époque moderne auquel il avait contribué par des gravures sur bois. Voir Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Stuttgart, Reclam, 1964, pp. 136, 193, 313 (n° 38, 55, 85).
[18] Le fait que cette erreur soit commune suggère une interrelation entre ces différents écrits.
[19] L’analyse la plus détaillée des preuves paléographiques est donnée dans Dürers Mutter, pp. 26-29, bien qu’étrangement, son auteur, Michael Roth, traite les notes du verso de la page de façon sommaire, sans souligner leur caractère stratifié.
[20] En plus des récits sur la mort de ses parents, c’est aussi le cas des prodiges, du miracle de la croix et de la comète. La date à laquelle Dürer ajoute la note sur la comète n’est pas aisée à déterminer.
[21] C’est ce que l’éditeur Hans Rupprich suggère (Dürer, « Gedenkbuch », Op. cit., p. 38) qui annote « frewnt » comme « amis, parents » (Freunde, Verwandte).
[22] Sur ce miracle énigmatique, dont l’occurrence est attestée par d’autres sources, voir Sahm, Dürers kleinere Texte, Op. cit., pp. 31-33.
[23] Dürer représenta cette scène à plusieurs reprises, avant et après 1503, notamment parce qu’elle fait partie de l’iconographie du cycle de la passion, dont il produisit plusieurs séries. La composition la plus proche du « miracle de la croix » est probablement le « Christ sur la croix » du cycle de la passion de 1511. Voir Martin Sonnabend, Albrecht Dürer : Die Druckgraphiken im Städel, Francfort, Städel Museum, 2007, p. 189. Voir aussi : ibid., pp. 127 et 171 ; Klaus Albrecht Schröder et Maria Luisa Sternath, Albrecht Dürer, Vienne, Albertina, 2003, p. 322.