Rohan au Louvre : couleur du fantôme
et fantôme de la couleur

- Aurélien Pigeat
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, couverture

Fig. 2. H. Araki, Rohan au Louvre, 2010, pp. 106-107

Fig. 3. H. Araki, Du thé et des gâteaux, 2004, pp. 140-141

Fig. 4. H. Araki, Du thé et des gâteaux, 2004, pp. 142-143

Fig. 5. H. Araki, Du thé et des gâteaux, 2004, pp. 158-159

      Hirohiko Araki est un des grands mangakas contemporains, bénéficiant d’une reconnaissance aussi bien institutionnelle que populaire [1]. Il débute en 1987 sa série à succès Jojo’s Bizarre Adventure, qu’il poursuit toujours aujourd’hui, la déclinant sous diverses formes et à travers différents récits au fil des années. Il a par ailleurs exposé des planches dans des galeries d’art, notamment en France en 2003, chez Odermatt-Vedovi. Jojo’s Bizarre Adventure est pourtant une série qui au premier abord ne semble pas se prêter à une estime critique. En effet, elle est dans un premier temps publiée dans le magazine de prépublication emblématique du shōnen, destiné à un jeune public, l’hebdomadaire Weekly Shonen Jump, avant d’être transférée à partir de 2005 vers le mensuel Ultra Jump dont le lectorat est plus âgé. Par ailleurs, les récits d’Hirohiko Araki empruntent beaucoup à des genres et registres considérés comme mineurs, tels le fantastique, l’épouvante, le gore, et les références à la sous-culture ou à la culture populaire sont légions. Enfin, le trait très identifiable de l’auteur rebute souvent le lecteur, et la mise en scène très expressionniste et soulignée de corps subissant de violentes altérations rompt avec la fluidité habituelle de la lecture des mangas. Néanmoins, les partis-pris de l’auteur témoignent de la mise en œuvre d’une esthétique puissante qui s’exprime autour de motifs explorés sans relâche au fil des années et des récits. C’est certainement pourquoi il fut, seul auteur ne relevant pas de la tradition franco-belge, invité à participer à l’exposition « Le Louvre invite la bande dessinée » en 2009 et à produire une œuvre dans le cadre de celle-ci : Rohan au Louvre [2] (fig. 1).
      Parmi les personnages de sa saga Jojo’s Bizarre Adventure, il en est un qui occupe un statut particulier : le mangaka Kishibe Rohan, sorte de double fictionnel de l’auteur. Ce personnage constitue un héros privilégié pour les récits annexes d’Hirohiko Araki, comme Rohan au Louvre. Dans ce récit, le héros se rend au Louvre pour retrouver la trace d’un tableau perdu qui hante sa mémoire. Cette hantise, d’abord fantasmatique, prend, comme souvent chez l’auteur, une dimension concrète qui fait de la toile à la fois le nœud du mystère et la menace principale à l’intérieur du récit. Le dévoilement final de la toile permet alors une réévaluation des souvenirs fragmentés de l’adolescence du héros qui ouvrent le récit. Celui-ci se trouve intimement structuré par cette toile : le tableau fictif, clairement figuré à la fin de l’album, sert là à la fois de support à la narration, par le biais de son importance au sein d’une histoire de fantômes, et de principe esthétique et poétique du volume à travers d’étonnantes tensions chromatiques. Avant de développer ces deux enjeux du Rohan au Louvre, nous devons cependant présenter l’ensemble de Jojo’s Bizarre Adventure et situer la place de Rohan dans cette œuvre.

 

Jojo’s Bizarre Adventure ou l’œuvre d’une vie

 

      La structure d’ensemble de la saga est tout à fait particulière. L’ensemble suit l’évolution de la famille Joestar de la fin de XIXe siècle au début de XXIe siècle. Le récit est découpé en parties, sept depuis 1987, dont les différents membres de la famille sont les héros successifs. Si les six premières parties suivent la chronologie de manière cohérente, la septième, et plus longue partie à ce jour, place son récit à nouveau à la fin du XIXe siècle, non plus en Angleterre comme dans la première partie, mais aux États-Unis. En outre, cette dernière partie, qui a d’abord nié son inscription dans la saga avant de l’afficher quelques mois après son début, se présente comme une sorte de réalité parallèle, mais, selon l’interprétation la plus courante parmi les amateurs de la série, paradoxalement consécutive aux mystérieux événements qui concluent la sixième partie. En outre, dans cette septième partie, de multiples références à l’ensemble de l’œuvre sont ouvertement affichées. Hirohiko Araki semble là y effectuer une sorte de réécriture de tout ce qu’il a composé depuis une vingtaine d’années. Cette partie touche actuellement à sa fin au Japon, et l’on ne sait encore quelle direction prendra la saga [3]. En France, les quatre premières parties sont épuisées, leur éditeur, J’ai Lu, ayant abandonné le secteur des mangas. L’éditeur Tonkam a repris les droits de la série, et publie les parties suivantes, de manière indépendante, sans rééditer pour l’heure les précédentes. La cinquième partie est ainsi complète, et la sixième en est au début de sa publication.
      L’univers d’Hirohiko Araki affiche des constantes qui structurent chacun de ses récits. L’action se présente comme une mise à l’épreuve violente des corps des protagonistes, relayée par la composition des planches et la mise en scène des personnages. Même un récit annexe comme Rohan au Louvre en témoigne à plusieurs reprises (fig. 2). Les limites du corps ainsi que la tension entre volonté et capacité sont clairement questionnées dans ces récits. Par ailleurs, les héros doivent affronter des adversaires dotés de pouvoirs liés au temps, à une forme de maîtrise de celui-ci. Les ennemis des deux premières parties sont associés au thème du vampire et ne peuvent donc mourir de manière classique, les suivants peuvent arrêter le temps, le rembobiner, l’effacer ou encore l’accélérer. À partir de la troisième partie, les personnages sont accompagnés de doubles psychiques, globalement d’apparence humanoïde, les « stands », qui leurs confèrent divers pouvoirs servant le plus souvent la mise en scène des affrontements et donc la progression de l’action. Ces éléments construisent à la fois la dynamique narrative et la poétique de l’œuvre.
      Kishibe Rohan entre en scène dans la quatrième partie de la saga. Il s’agit d’un personnage secondaire, dont le statut passe d’opposant à adjuvant. Mangaka relativement connu au sein l’univers fictionnel, Kishibe Rohan est estimé par certains des jeunes héros de cette quatrième partie. Son stand, « Heaven’s Door », transforme en livres qu’il peut feuilleter les personnes qu’il touche (figs. 3 et 4). Il peut ainsi découvrir les secrets de chacun et même réécrire les souvenirs de quelqu’un, ou encore lui imposer des interdits comme physiquement inscrits au cœur de sa psyché (fig. 5). Cette quatrième partie est marquée par une intrigue fantastique : la quête des héros est liée à un crime impuni et aux suppliques d’un fantôme. Deux des personnages de cette partie sont utilisés ensuite par Hirohiko Araki pour des récits publiés indépendamment, sous la forme de nouvelles : Kishibe Rohan d’une part, et Yoshikage Kira, l’antagoniste principal de cette partie, lui-même devenu fantôme à l’issue de celle-ci, d’autre part. Ces récits autonomes sont, depuis, des lieux privilégiés pour développer le thème des fantômes, comme c’est le cas encore une fois dans Rohan au Louvre. Par ailleurs, Rohan est mentionnée dans la sixième partie en tant que célébrité et mangaka d’exception. Depuis la fin de la quatrième partie, et l’affirmation de son statut de héros ponctuel, il apparaît de plus en plus clairement comme un double d’Hirohiko Araki au sein de la fiction.

 

>suite

[1] Dans sa récente Histoire du manga, Karyn Poupée dit ainsi que « Shonen Jump peut aussi se glorifier d’avoir tôt perçu les aptitudes d’un autre tout jeune créateur, d’une vingtaine d’années à l’époque et d’une autre trempe créative, Hirohiko Araki. (…) À l’instar de Katsuhiro Otomo, Hirohiko Araki est un illustrateur dont l’œuvre impose au lecteur un réel travail visuel. Les décors des scènes ne sont pas prétextes à remplir les vides ni à rendre le héros plus saillant, ils sont essentiels et chaque case est presque en ce sens un tableau » (K. Poupée, Histoire du manga, Paris, Tallandier, 2010, pp. 257-258).
[2] H. Araki, Rohan au Louvre, Paris, Futuropolis, Musée du Louvre, Shueisha, 2010, p. 128. Rappelons que le sens de lecture original, de droite à gauche, est conservé dans cette édition du volume.
[3] La huitième partie de Jojo's Bizarre Adventure vient cependant d'être annoncée dans l'Ultra Jump d'avril 2011, et débutera dans le numéro de mai 2011 (Ultra Jump #6) sous le titre Jojolion. Sa trame se déroulera dans la ville de Morio ayant servi de cadre à la quatrième partie de la saga.