Raconter ou peindre ? Les Amours de Psyché
et de Cupidon
de La Fontaine

- Claudine Nédelec
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      Faut-il compter parmi ces lieux utopiques un somptueux coucher de soleil, dont les couleurs rivalisent avec le plus beau parterre de fleurs, et qui vaut bien (de façon implicite) les feux d’artifice du Roi-Soleil… mais sur les jardins de Versailles, qui ont donné lieu à une longue description versifiée en alexandrins (pp. 129-132) ? Il semble bien effet que le symbole même de l’heureuse association de la nature et de l’art soit pour La Fontaine le jardin, où la nature disciplinée voire domptée, dans le travail de l’eau notamment, s’ornemente de sculptures et de mises en scène spatiales, dans le travail des perspectives et des reliefs – toutes choses qu’il avait pu goûter à Saint-Mandé puis à Vaux, et à Versailles, mais aussi probablement dans d’autres résidences royales ou seigneuriales, dont la construction et l’aménagement jardinier sont en plein essor.

 

Variété et diversité

 

      Imiter la Nature, c’est en imiter la diversité et la variété. Diversité et variété d’abord dans les disciplines artistiques : ici comme dans Le Songe de Vaux, à côté des arts « majeurs » que sont la peinture, la sculpture et l’architecture (à la promotion relativement plus récente), La Fontaine n’oublie pas, on l’a dit, l’art des jardins (dont il donne une sorte d’art poétique en vers, pp. 86-87) [32], et les arts décoratifs, eux-mêmes raconteurs d’histoire, si l’on peut dire [33], en passe de rivaliser avec les arts nobles (« les disciples d’Arachne à l’envy des pinceaux », p. 82) : il s’intéresse tout particulièrement à la tapisserie, et notamment à une série de six pièces (à la fois imaginaire et basée sur des modèles réels [34]) représentant « la puissance de Cupidon » (pp. 83-85) dont il évoque très précisément les bordures en grotesques (p. 85). Et comme Psyché est l’objet privilégié de ces représentations, elle apparaît pour ainsi dire sous toutes les formes possibles, telle une sorte de Protée féminin, avant même d’avoir droit, narrativement, à plusieurs métamorphoses, du riche habit de deuil à la nudité, des superbes vêtures à l’habit de bergère, du teint de lait au teint de (belle) More, métamorphose réversible, et enfin du statut de mortelle à celui de divinité.
      Si variées et diverses que soient nécessairement les œuvres d’art, il importe également, comme le montre la description du temple de Vénus, ainsi que les évocations des beautés féminines, de garder les équilibres et les proportions : la diversité des chapelles ne doit pas donner l’impression de confusion en cachant « l’architecture du Temple » (p. 182) ; l’architecture du tabernacle « n’estoit guère plus ornée que celle du Temple, afin de garder la proportion », et de ne pas faire obstacle au centrage du regard sur l’image de la déesse (p. 183).

 

Fonctions

 

Éloge… mi-figue, mi-raisin

 

      L’éloge est sans réserves en ce qui concerne les « chefs-d’œuvre de tous les arts » réunis à Versailles (p. 63) ; cependant, les artistes, quand il sont évoqués, le sont le plus souvent de manière générique et anonyme : à propos de la grotte de Thétis, il est question par exemple de « […] celuy dont l’art industrieux/ Des trésors d’Amphitrite a revestu ces lieux » (p. 64), alors même que La Fontaine n’ignorait pas que cette grotte était le résultat du travail de plusieurs artistes, dont de grands noms du temps (Claude Perrault et Le Brun pour le « programme », Girardon, les frères Marsy, et plusieurs autres pour le décor sculpté, sans compter les machineries aquatiques). On ne peut relever que deux noms mis en évidence, l’un de fiction – Lysimante (nom de fiction), architecte du Temple de Vénus (p. 182) –, l’autre historique, André Le Nôtre (p. 131) [35], un de ceux qui « en jardins des Dieux (…) changent ceux des Roys » (p. 132), en majuscules et à la rime : honneur sans pareil !
      En revanche, l’éloge des ordonnateurs de Versailles, Louis XIV, et Colbert, est plus mitigé [36], ce qui est particulièrement sensible quand on compare Les Amours de Psyché avec La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry. Là où les personnages de celle-ci se répandent en longs éloges de la figure royale, La Fontaine se montre bien moins prolixe, et bien plus ambigu. Certes, il déclare, selon une procédure assez conventionnelle, devoir délaisser l’éloge du conquérant qui outrepasse ses forces, et vouloir en retour le célébrer « sous le nom d’Apollon » (p. 65), mais on finit par se demander si l’éloge qui suit ne vise pas exclusivement le « héros » (Apollon) du groupe sculpté destiné à orner la grotte de Thétis, et non du tout ce monarque qui « se divertit à faire bâtir des Palais », propres à permettre aux sujets de « voir avec admiration ce qui n’est pas fait pour eux » (pp. 62-63)… L’éloge des orangers de Versailles (pp. 61-62) à l’aide d’un poème explicitement composé en des temps antérieurs ne cherche pas vraiment à dissimuler, pour le lecteur averti, que ceux-ci appartenaient à Fouquet, et ont été « récupérés » à Vaux-le-Vicomte après sa disgrâce, son procès et son emprisonnement, par ordre du roi ; quant au « tissu de la Chine » ornant la chambre et le cabinet du roi, les quatre amis « n’y comprirent rien » (p. 63)… Même la grotte de Thétis, objet pourtant de nombre d’éloges, présente l’inconvénient de risquer d’y être mouillé :

 

les quatre amis ne voulurent point estre moüillez. Ils prièrent celuy qui leur faisoit voir la Grote de réserver ce plaisir pour le Bourgeois ou pour l’Alleman ; et de les placer en quelque coin où ils fussent à couvert de l’eau (p. 67).

 

      Réaction un peu frileuse de la part d’amateurs de plaisanterie, voire de ces jets d’eau dits burladores, parce que, dissimulés dans les parterres, ils se déclenchaient au passage des promeneurs. Encore ne faut-il pas que la plaisanterie ne soit guère capable que d’amuser le bourgeois ! Quant aux qualités de Colbert, qui « fait agir tant de mains sçavantes pour la satisfaction du Monarque », elles se résument à sa « fidélité » et à son « zèle » (p. 132)…
      Le parcours dans les jardins, certes, enregistre nettement la thématique solaire voulue par les frères Perrault, en l’honneur de « L’un et l’autre Soleil unique en son espèce/ [qui] Étale aux regardans sa pompe et sa richesse », puisque « Phœbus brille à l’envy du Monarque François » (pp. 129-130), ce qui prouve que La Fontaine connaissait bien les projets en cours, mais il insiste quelque peu malignement à la fois sur la nécessité de se protéger des effets trop puissants des rayons solaires en se mettant à l’ombre (dans la Grotte de Thétis, puis sous les feuillages), pour conclure… par un (splendide, tout de même) coucher de soleil, et la lumière protectrice de la lune. Tout en étant semble-t-il mieux informé que Mlle de Scudéry de cette programmatique solaire, La Fontaine marque subtilement ses distances par rapport à sa force de célébration.
      De façon un peu moins circonstancielle, si Les Amours de Psyché célèbrent à l’envi les prestiges de l’art sous toutes ses formes, et tous les plaisirs qu’il donne, La Fontaine rappelle discrètement qu’il y a toujours quelque mélancolie au fond du cœur humain : « à la fin on s’ennuye de tout, et des belles choses comme du reste » (p. 85)… Ce qui évoque les vers célèbres du « Songe d’un habitant du Mogol » [37], mais aussi la défense récurrente de l’enjouement, propre à combattre cette mélancolie.

 

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[32] À comparer au discours d’Hortesie dans Le Songe de Vaux, éd. cit., pp. 99-102.
[33] Cela fait penser à la diversité des supports qui ont accueilli des représentations des Fables : vaisselles, dentelles, bandes dessinées… (voir l’Histoire littéraire de la France, Paris, Éd. sociales, 1975, t. 4, pp. 220-247 (chapitre rédigé par A. Übersfeld).
[34] Voir par exemple les planches 11-17 reproduites à la fin du Songe de Vaux, éd. cit.
[35] André Le Nôtre (1613-1700) : est-ce parce qu’il fut d’abord au service de Fouquet, et dessina les jardins de Vaux, que La Fontaine que lui accorde ce privilège ?
[36] Comme le souligne M. Jeanneret, Les Amours de Psyché, « Introduction », op. cit., pp. 10-11.
[37] La Fontaine, Fables, XI, 4 : « Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !/ La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie ;/ Je ne dormirai point sous de riches lambris./ Mais voit-on que le somme en perde de son prix ? » (Œuvres complètes, éd. cit., p. 158).