Raconter ou peindre ? Les Amours de Psyché
et de Cupidon
de La Fontaine

- Claudine Nédelec
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      Enfin, il y a un lien évident entre la Grotte de Thétis, où se raconte la première partie de l’histoire, toute « artificielle », et la Grotte que découvre Psyché dans le jardin du Palais de Cupidon, toute « naturelle » – mais dans l’un et l’autre cas, on y goûte un plaisir raffiné, quoique mêlé de quelque espèce d’amertume ou de manque. Par contraste, l’espèce de « ruine de fête » où est racontée la seconde partie, dont les feuillages étaient « déjà secs et rompus en beaucoup d’endroits » (p. 133) [8], bien qu’elle reste agréable, est tout à fait en accord avec l’atmosphère plus sombre du récit. Il apparaît ainsi que pour être pleinement agréable, la littérature doive être goûtée dans un décor (au sens quasi théâtral du terme) non seulement qui en favorise la communication, mais qui entre en « correspondance », comme aurait dit Baudelaire, avec son atmosphère propre.
      Ainsi les divers effets de miroir et d’écho entre le décor (réel) de la fiction cadre, et le décor de la fiction encadrée, constituent chez La Fontaine une première forme de mise en perspective et d’interrogation sur les liens entre les diverses formes de la figuration, par le discours et par l’image.

 

Œuvres d’art, en réalité et en fiction

 

      Cet effet de miroir, où se mêlent description (au sens de compte rendu d’une chose réelle) et invention, conduit à s’interroger sur la part d’œuvres réelles et d’œuvres imaginaires ou rêvées dans ce que La Fontaine nous donne à « voir » par les mots. Ce n’est pas chose facile. Comme le dit La Fontaine, ses descriptions de Versailles ne sont en fait pas « réalistes » : ainsi de la principale, celle de la Grotte de Thétis, encore en voie d’achèvement ; notamment, le groupe sculpté de Girardon et Regnaudin représentant Apollon entouré des Néréides, auquel La Fontaine accorde beaucoup d’espace textuel, n’était pas encore en place, ni même semble-t-il pas encore composé en son état dernier – si bien que La Fontaine le rêve plus qu’il ne le voit [9]. Le bassin de Latone [10] ne fut mis en place que deux ans après la rédaction des Amours, ce qui signifie que La Fontaine décrit non un décor réel, mais un projet, c’est-à-dire à peu près l’équivalent des décors conçus par ordinateur de nos jours, image virtuelle et non réalité visible : représentation, fabrication figurative, toujours susceptible de modifications sous les contraintes de la réalité – qui la font devenir fiction.
      Quant aux sculptures, tableaux et tapisseries où Psyché, grâce à un « enchantement Prophétique » (p. 81) peut voir sa propre image (p. 82, p. 85), comment savoir, parmi ceux listés dans le « Répertoire iconographique » de l’édition de M. Jeanneret [11], celles que La Fontaine a pu voir, ou connaître par diverses voies (gravures, descriptions écrites…) ? Il en est ainsi notamment de la description, alternant souplement prose et vers, de la fameuse scène où Psyché regarde Cupidon endormi (pp. 114-116), pendant d’une autre scène emblématique, celle de la belle endormie [12]. La Fontaine évoque également plus ou moins explicitement à plusieurs reprises – ainsi Gélaste fait-il allusion à la scène célèbre des trois déesses nues devant le berger Pâris (p. 71) – des personnages ou des sujets mythologiques ayant servi de thèmes à des tableaux, sculptures, tapisseries : comment savoir ceux qui correspondent à une véritable expérience personnelle, ceux qui sont connus par « ouï-dire » en quelque sorte, et ceux qui sont pure imagination, eussent-ils été déjà par ailleurs réalisés à l’insu du poète, ou produits postérieurement, sous son influence peut-être ?
      Deux « temples » enfin sont évoqués, le temple de Diane, où Psyché reçoit un oracle ambigu (enfin pour elle), et le temple de Vénus, où Psyché vient se mettre au service de la déesse afin de mériter son pardon. Pour le premier, est essentiellement décrit un obélisque de forme particulière, qui évoque à la fois une des gravures du Songe de Poliphile [13], et ceux qui ornaient l’accès à l’avant-cour du château de Versailles [14]. Pour le second, sa description fabrique une vision syncrétique, où l’on retrouve toutes sortes d’éléments culturels : la « vallée » parfumée d’orangers, de jasmins et de myrtes, ceinte de coteaux à la fois boisés et habités, et traversée d’un canal entouré d’une « prairie verte comme fine émeraude » (p. 178), rappelle bien sûr les caractéristiques principales tant des jardins de Vaux que de ceux de Versailles, mais teintées de références textuelles antiques. Quant au temple de Vénus, ce temple antique imaginaire, nourri exclusivement de culture livresque, il évoque aussi le modèle des églises renaissantes, accompagnées de leur architecture urbaine (pp. 181-183) :
- à l’extérieur : tympan évoquant la naissance de Vénus – dont la description fort précise permettrait une esquisse, comme si La Fontaine imaginait lui aussi un programme architectural (il connaît ceux des frères Perrault) ; façade alternant marbre blanc et marbre noir, dont certains éléments évoquent les ornementations des arcs de triomphe des entrées royales, dont La Fontaine a pu lire les relations ornées de belles gravures ; parvis entouré de portiques surmontés d’appartements (à l’image de la Place Royale ?) ;
- à l’intérieur : chapelles adjacentes (où l’on réunit les ex-votos), nef centrale conduisant et au tabernacle où domine la représentation de la divinité, et au trône où s’installe sa figuration physique…

      Voilà bien des ajouts à la fable d’Apulée que La Fontaine ne mentionne pas dans sa préface. Pourquoi a-t-il fait tant de place aux arts de représentation dans une « fable » qui en était totalement dénuée ? À quoi servent, dans le dispositif du récit de La Fontaine, tant d’œuvres d’art, réelles et imaginées à la fois, la distinction finalement étant volontairement effacée ?

 

Principes esthétiques

 

      Il faut plaire et toucher, voilà le but ; encore faut-il préciser comment. C’est à quoi s’emploie La Fontaine au travers de ses fabrications figuratives : il s’agit de dessiner, par diverses figures stylistiques et narratives, une théorie artistique sûre d’elle-même, à la fois classique par son souci de l’imitation combinée des anciens et de la nature, et originale, par sa célébration de la Grâce « plus belle encor que la Beauté »[15].

 

En prose et en vers, décrire et raconter

 

      

Une des caractéristiques originales du roman de La Fontaine est son usage du prosimètre [16], usage raffiné en ce qu’il se combine avec celui de la distinction entre narration et description – dont l’association est l’objet de débats.

 

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[8] Ce pourrait être soit la salle du bal, soit le « salon du festin » (cf. M. de Scudéry, éd. cit., p. 243 et p. 258).
[9] La Grotte de Thétis a été démolie en 1684 : outre la volonté d’agrandir l’aile nord du château (pour y placer notamment la chapelle), était-elle trop baroque pour le goût du temps ? Mais les groupes sculptés ont été conservés et placés en 1704 dans l’actuel Bosquet des bains d’Apollon.
[10] Celui que nous voyons aujourd’hui résulte de la modification opérée en 1687-1689 sur la configuration originale par Jules Hardouin-Mansart.
[11] Ed. cit., pp. 281-295. Voir également la note 88, p. 236.
[12] Voir Le Songe de Vaux, éd. cit., VII, p. 189-192.
[13] Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile, trad. fr. J. Martin, Paris, J. Kerver, 1546 (f. 85r) ; La Fontaine a pu consulter cette édition ornée de superbes gravures dans la bibliothèque de Fouquet, et on dit souvent que c’est une des sources des Amours de Psyché (dont le « récitant » s’appelle Poliphile).
[14] Voir la gravure de P. Patel, Les Amours de Psyché, éd. cit., p. 160, I.
[15] Adonis, éd. cit., p. 363.
[16] Il n’existe pas d’étude d’ensemble sur l’usage, notamment dans les textes galants du XVIIe siècle, du prosimètre. On peut consulter M.-M. Fragonard et Cl. Nédelec, Histoire de la poésie. Du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, PUF, « Licence. Lettres », 2010, pp. 150-151.