Byatt, Van Gogh et Matisse : rencontre
au-delà des mots.
Quand l’image plastique s’invite dans le récit

- Alexandra Masini-Beausire
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Fig. 1. P. Heron, A.S. Byatt, 1995

Comme l’intelligence « développe » les sensations, le langage peut aspirer à « développer » l’image comme un négatif, quoiqu’il n’ait pas le même pouvoir de suggestion. Le visible alors s’accomplit dans le lisible. Cela s’appelle la littérature (Régis Debray) [1]

      L’œuvre de la prestigieuse romancière britannique Antonia Susan Byatt (fig. 1) est pleine de ces rencontres interdisciplinaires où l’image plastique fait irruption dans le récit. « J’écris des romans parce que je suis passionnément intéressée par le langage. Les romans sont des œuvres d’art faites en mots » [2], confiait-elle dans les années 1980. Considérer le travail d’écriture comme un acte de création artistique à part entière et s’interroger sur cette matérialité qui est à l’origine de toute œuvre d’art, tels sont les enjeux de sa réflexion. L’expérience de l’écrivain consiste en effet à manier la matière scripturale pour la manipuler à la façon du plasticien. Ceci peut-il se faire sur le modèle de la peinture ? La question est ailleurs. Il va sans dire que la plume ne peut mimer la technique du pinceau et ambitionner le même rendu. Mais plus que le domaine pictural, c’est peut-être l’homme, l’artisan, qui captive l’homme de lettres. En effet, ce dernier, à sa table de travail, le regard tourné vers l’intérieur, peut parfois apprendre du plasticien dont l’œil aiguisé observe le monde sans relâche pour donner forme. L’activité de l’artiste devient ainsi une leçon du voir car « un bon tableau, dans un premier temps, nous désapprend la parole et nous réapprend à voir » [3]. Grâce au roman, qu’elle libère de toutes les contraintes typographiques et stylistiques imposées par le genre, Byatt expérimente, fait entrer l’image picturale dans le récit pour malmener ses personnages et bouleverser la matière scripturale. Le « patchwork » intertextuel tissé dans les quatre romans qui constituent The Frederica Quartet [4] atteint son apogée dans le tryptique de nouvelles The Matisse Stories [5] qui opère un déploiement intersémiotique surprenant. Libéré de la densité verbale du quartet romanesque, le recueil estompe tout à fait les frontières entre visuel et verbal pour thématiser l’œuvre d’Henri Matisse. Avant d’entrer plus avant dans ces trois Matisse Stories, il convient de s’arrêter brièvement sur les deux mille pages du Frederica Quartet qui constituent la première expérimentation remarquable d’une possible intercommunication peinture-littérature. Le second tome de la tétralogie, Still Life [6], donne en effet la parole à Van Gogh dont l’œuvre cherche à s’installer dans le récit. Il contient en germe un questionnement profond sur le pouvoir des mots et permettra la naissance des fameuses Histoires pour Matisse quelques années plus tard.

 

Still Life et Van Gogh : l’image plastique en deçà du texte

 

      En mélangeant écriture et peinture dans ce roman au titre éminemment pictural, Nature morte [7], Byatt questionne et malmène le langage, nous invitant à lire ce livre « comme un exemple de la conscience de soi du romancier qui réfléchit longuement sur le choix de ses mots » [8]. La saga familiale de la famille Potter commence dans le Nord-Yorkshire des années 1950 avec The Virgin in the Garden [9] paru en 1978. Après Still Life puis Babel Tower [10], le quartet s’achève avec A Whistling Woman [11] en 2002. Le récit se focalise sur la fille cadette, Frederica, brillante étudiante de Cambridge qui devra concilier ses ambitions intellectuelles avec sa vie de femme, d’épouse puis de mère. Adolescente, elle incarne un univers littéraire foisonnant qui culmine dans Still Life ; elle s’impose en effet, et ce dès le premier roman, comme le maître incontesté du langage. En plus de ses brillantes études de lettres, Frederica, comme sa sœur Stéphanie, est soumise à une forte hérédité littéraire. Bill Potter, le père, professeur émérite de littérature, apparaît d’emblée comme une figure intellectuelle impressionnante. Il est en effet convaincu d’une vérité en littérature qui fait autorité et va peser lourdement sur ses enfants dont les connaissances en la matière sont également exceptionnelles. La littérature anglaise, de même qu’européenne, est en effet l’objet d’un savoir remarquable et se diffuse dans l’œuvre par une intertextualité prolifique. Comme l’indique le précieux ouvrage d’Helen Mundler, « l’intertextualité proprement dite a un impact profond sur le roman, modifiant la structure de la diégèse, la peinture des personnages, l’idéologie du monde fictionnel » [12]. L’intertextualité « canonique » [13], ainsi nommée par H. Mundler pour désigner le déploiement des textes classiques dans le récit, construit un univers littéraire parfois étouffant pour le lecteur et accentue la toute puissance des protagonistes lettrés du roman. L’esprit de Frederica se trouve sans cesse pris dans une polyphonie de voix intemporelles, plus fortement encore dans The Virgin in the Garden. Les lectures de la jeune fille s’installent au sein de la narration en l’entrecoupant d’extraits poétiques, de textes en prose ou de correspondances, la tâche du lecteur que nous sommes est parfois elle-même périlleuse. Le « patchwork » byattien se tisse à partir de tous les genres et de toutes les époques, de David Herbert Lawrence à Franz Kafka. C’est précisément l’érudition de Frederica qui semble s’immiscer et agir en profondeur ; la lecture s’épanouit comme une activité centrale. L’usage de l’œil se réduit d’ailleurs le plus souvent à l’action de lire et omet de se tourner vers le dehors. Comme son père, on assigne au personnage central un « appétit omnivore et allègrement analytique pour la chose écrite » [14]. Frederica semble touchée par cette « negloptence » qui handicape considérablement sa vision : « Négligence, défaut de ceux qui ne lisent pas. Negloptence, défaut de ceux qui, à trop lire et écrire, négligent le voir » [15]. Cet aspect est tout à fait crucial dans notre propos car le rôle hégémonique joué par la littérature forme un premier rempart contre l’image plastique qui peine à entrer dans le récit. Le monde des Lettres, sorte de monstre dominateur, oblige l’art à se déployer en secret, sous le flot verbal des personnages principaux.

 

>suite

[1] R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1992, pp. 69-70.
[2] Propos d’A.S Byatt recueillis dans Olga Kenyon, Women Novelists Today: A Survey of English Writing in the Seventies and Eighties, New York : St. Martin’s Press, 1988 (notre traduction) / Dans le texte original : « I write novels because I am passionately interested in language. Novels are works of art which are made out of language […] ».
[3] R. Debray, Vie et mort de l’image, Op.cit., p. 67.
[4] La tétralogie The Frederica quartet est constituée de quatre romans : The Virgin in the garden, Still Life, Babel Tower, A Whistling Woman.
[5] A.S Byatt, The Matisse Stories, Vintage, 1994.
[6] A.S Byatt, Still Life, New York, Scribner Paperback Fiction, 1996.
[7] A.S Byatt, Nature morte, trad. Jean-Louis Chevalier, Paris, Flammarion, 2000.
[8] A.S Byatt, Passions of the Mind, Selected Writings, Vintage, 1991, p. 9 (notre traduction) / Dans le texte original : « as an example of the self-conscious novelist brooding about the choice of words ».
[9] A.S Byatt, The Virgin in the Garden, First Vintage International, 1992.
[10] A.S Byatt, Babel Tower, First Vintage International, 1997.
[11] A.S Byatt, A Whistling Woman, Vintage books USA, 2004.
[12] H. E. Mundler, Intertextualité dans l’œuvre d’A.S Byatt, Op. cit., p. 11.
[13] Terme employé par H. E. Mundler dans la première partie de son ouvrage précédemment cité.
[14] La Vierge dans le jardin, trad. par Jean-Louis Chevalier Paris, Flammarion, 1999, p. 49 / Dans le texte original : « indiscriminate and gleefully analytic greed for the printed word » (dans The Virgin in the Garden, Op. cit., p. 35).
[15] R. Debray, Vie et mort de l’image, Op. cit., p. 68.