L’image dans le récit.
La Cage ou la mise en abyme iconique

- Claire Latxague
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Fig. 14. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 152

Fig. 15. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 172

Fig. 16. M. Vaughn-James, La Cage, 2006, p. 84

Machine à lire

 

Dans le labyrinthe

 

      La dernière séquence du livre (pp. 148-186) débute dans une ville moderne, New York d’après les carnets de Martin Vaughn-James [23]. Comme dans les autres décors, les vitres des immeubles, d’abord intactes, vont peu à peu voler en éclats. La progression dans la ville commence par la reproduction à l’envers de l’ascension de la pyramide, une plongée (dans l’abîme), du sommet d’un gratte-ciel vers le sol où se trouve un labyrinthe de pierres (fig. 14). L’évocation rétrospective du tertre se répète de page en page, de la pointe du gratte-ciel pyramidal, au sommet de laquelle trônent les cinq monolithes du début, jusqu’au labyrinthe dont la représentation en perspective met en valeur la ressemblance avec la structure de l’édifice précolombien. La réciprocité des deux séquences est soulignée par le texte. Dans ce décor citadin, le texte nomme la plaine et semble décrire l’image à l’horizon penché (p. 30) où des images de tissu fossilisé tournoyaient autour de la pyramide : « la plaine en ruine pivotant sur son axe / une galaxie de pierres tournant autour de la fosse » (p. 154). À l’inverse, si l’on retourne aux premières pages du récit, c’est le labyrinthe et la pyramide inversée qui sont décrits (pp. 22-26) :

 

une solution à ce labyrinthe oublié, tracé jadis à travers la plaine
la plate-forme rituelle, ses quatre étages massifs en surplomb / empilés, chaque section plus large que celle qui la supporte
comme si toute la structure avait été délibérément inversée

 

Cet effet de symétrie rappelle celui qui encadrait la séquence du musée. Sans cesse, le livre semble nous indiquer qu’il pourrait être lu à-rebours, poussant la logique de la mise en abyme à son comble et exauçant ainsi les vœux de Jean Ricardou :

 

De même que les mises en abyme au niveau de la fiction s’attaquent, nous l’avons remarqué, au temps de la fiction, les mises en abyme textuelles contestent dans son principe cette chronologie du livre, l’ordre successif de ses feuillets. Il serait donc souhaitable qu’un livre issu de ce principe supprimât de l’angle de ses pages les chiffres coutumiers de la pagination. S’il était conséquent, ce livre singulier devrait aussi proscrire l’orientation que détermine la présence d’une première page de couverture frappée d’un titre. Il pourrait alors envisager qu’un deuxième titre, sur l’autre face de sa couverture, vienne balancer le premier. Et, comme il arrive à son texte de se dédoubler, ce deuxième titre pourrait être la réplique du premier [24].

 

La Cage, plutôt qu’un récit qui pourrait se lire dans les deux sens, est un récit circulaire contenant des boucles successives. Certaines séquences font retour sur les précédentes tout en ajoutant de nouveaux éléments qui relancent la progression vers les dernières pages où se confirme l’impression de parcourir un labyrinthe.
      Dans cette dernière séquence, la machine s’emballe. Si, jusqu’ici, le processus d’ajout et de répétition évoluait selon des paliers progressifs, à présent la mécanique se déchaîne (pp. 156-176). Les lieux et les objets vont se télescoper dans des images de plus en plus saturées et violentes (fig. 15). Tout d’abord, chaque diptyque contient la reproduction, sous forme de panneau ou de tableau, d’une image qui semble prélevée de la séquence du musée. Il ne s’agit pas, cependant, de la reprise exacte d’images déjà vues mais de nouvelles combinaisons, projetées hors des pages précédentes. Après la mise en abyme de l’acte de création de l’œuvre j’émets l’hypothèse que c’est l’acte de lecture qui est symbolisé par ces images. Comme si l’on se trouvait dans le cerveau du lecteur qui, ayant compris la logique du livre, projetait lui-même dans ses pages des images mentales où il combine librement ce qu’il a vu précédemment. Comme lorsque, pendant le sommeil, nous condensons les événements et les images de la journée en un seul rêve.
      Comme si l’auteur, lecteur lui-même, entremêlait ses lectures pour les glisser dans son œuvre.

 

Le livre d’un lecteur

 

      La Cage, conçue sous l’influence de la lecture des néo-romanciers, est à la fois une œuvre singulière et une mise en application méthodique des mécanismes décrits par Alain Robbe-Grillet ou Jean  Ricardou. Elle peut également être lue comme un hommage aux auteurs que Martin Vaughn-James cite dans sa préface :

 

À cette même époque, une amie de l’université, Janet, nous prêta une traduction de l’essai de Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman et nous nous mîmes ainsi à lire tout ce qui nous passait sous la main : Simon, Pinget, Butor, etc.
[…] je reste à peu près convaincu que L’année dernière à Marienbad est l’influence majeure, pour ne pas dire revendiquée, de La Cage [25].

 

En ce sens, le récit fait un usage constant de la mise en abyme citationnelle qui lui confère de nouvelles profondeurs.
      La ressemblance avec L’année dernière à Marienbad, film d’Alain Resnais d’après le scénario (ou ciné-roman) d’Alain Robbe-Grillet, est frappante. La Cage reprend, notamment, quelques-uns de ses mécanismes formels. Tout d’abord, le texte qui accompagne l’image fonctionne comme la voix off du film, tantôt en accord et tantôt en décalage avec les images qu’il accompagne. Dans le film, la voix qui décrit les couloirs de l’hôtel pourrait correspondre à certaines images de La Cage :

 

Une fois de plus, je m’avance, une fois de plus, le long de ces couloirs, à travers ces salons, ces galeries, dans cette constructiond’un autre siècle, cet hôtel immense, luxueux, baroque, lugubre, où des couloirs interminables succèdent aux couloirs [26].

 

Le choix de la ligne claire par Martin Vaughn-James pourrait également être la traduction graphique des précisions que donne le ciné-roman au sujet de la clarté de l’image : « image nette et brillante, même dans les parties assez sombres, donnant comme un aspect vernis à toute chose » [27]. De même, le choix d’un contraste net du noir et blanc est partagé par les deux œuvres : « l’obscurité devient plus grande, mais toujours sans donner de photos grises ; ce sont au contraire quelques détails très clairs, surgissant du noir également bien franc » [28]. Dans le dessin, l’encre et le blanc de la page dialoguent comme l’ombre et la lumière sur la pellicule (fig. 16). Enfin, sans pouvoir entrer dans tous les détails formels, La Cage emprunte au film son mécanisme narratif, fait de répétitions et de combinaisons des scènes, postures de personnages, discours, qui varient imperceptiblement, et font progresser le récit vers son issue.
      Par ailleurs, le drame qui se joue entre les personnages de L’année dernière à Marienbad est semblable à celui qui oppose les forces contraires à l’œuvre dans La Cage. Un homme, X, et une femme, A, appartiennent à un univers d’automates qui se répète machinalement, à intervalles réguliers [29]. X, amoureux de A, va tenter, année après année, de la convaincre de fuir avec lui hors du mécanisme dont ils sont prisonniers. Ce mécanisme, qui n’est autre que le film, va se détraquer progressivement, à mesure que X réussira à imposer ses images mentales aux plans du film pour changer le cours de l’histoire. Cette lutte, comme dans l’opposition narration/récit, se traduit par les dialogues entre A et X, elle, résistant à son projet : « Taisez-vous ! », « Vous délirez ! », lui, commentant et rectifiant le récit : « Non, cette fin-là n’est pas la bonne… C’est vous vivante qu’il me faut… ».
      Je pourrais m’étendre davantage sur la relation entre les deux œuvres qui requerrait une étude approfondie. Je remarquerai, seulement, que des citations graphiques de L’année dernière à Marienbad parcourent La Cage, telles que la mise en abyme picturale de la façade du générateur dans les couloirs du musée et de nombreux motifs qui conduisent à la figure féminine de A (les éclats de verre, les photographies volantes, les murs qui se chargent de moulures).

 

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[23] Voir Thierry Groensteen, Op.cit., pp. 40-43.
[24] J. Ricardou, « L’histoire dans l’histoire », Problèmes du nouveau roman, Paris, Seuil, « Tel Quel », p. 189.
[25] Voir la préface de Martin Vaughn-James, Op.cit., p. 6.
[26] A. Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Minuit, 1961, p. 24.
[27] Ibid., p. 27.
[28] Ibid., p. 28.
[29] En ceci, l’œuvre de Robbe-Grillet peut être lue comme la prolongation de L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares, dont l’action se déroule, d’ailleurs, dans un musée. Dans ce roman, la machine de Morel pourrait avoir inspiré le générateur de notre roman graphique. Elle enregistre les personnages et, de ce fait, les condamne à mourir, alors même qu’elle reproduira en boucle, éternellement, les derniers jours de leur vie.