Mise en image et mise en mots dans Je n’ai
jamais appris à écrire ou Les incipit
d’Aragon

- Mireille Hilsum
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Fig. 15. L. Aragon, Les incipit, pp. 172-173, avec un
dessin d’Henri Matisse (Calypso, 1935)

Fig. 16. L. Aragon, Les incipit, pp. 188-189 avec un
dessin à la plume de Pablo Picasso (Feu de joie, 1919)

Fig. 17. L. Aragon, Les incipit, pp. 216-217 avec une
gravure de Jean de Bueil (L’Écrivain, 1581)

Fig. 18. L. Aragon, Les incipit, pp. 296-297 avec une
gravure de Jean de Bueil (Caïn à cheval, 1581)

L’art de la jalousie

 

      Nous avons choisi de terminer par l’analyse d’un autre diptyque qui nous ramène au début du livre. Ce n’est pas un lien thématique qui unit cette fois les images mais leur commune incongruité par rapport à leur corpus d’accueil. Elles semblent n’entretenir aucun lien avec le texte qu’elles ne semblent pas plus trahir qu’illustrer. Elles l’ignorent, ne faisant sens, apparemment, qu’entre elles. Il s’agit de nouveau de dessins : le premier de Matisse encore et le second de Picasso.
      Calypso a été dessiné par Matisse pour illustrer l’Ulysse de Joyce (fig. 15). Aragon, côté texte, raconte comment Matisse a accepté la proposition et le mystère qui lui fit reconnaître et illustrer l’hypotexte homérique ; puis il s’arrête, parmi les illustrations de Matisse, sur l’une d’entre elles : non pas Calypso mais Ulysse, crevant l’œil de Polyphème [37]. L’image ignore superbement le texte. Elle ne donne pas à voir « la douleur du Centaure » dont il est exclusivement question dans le texte d’Aragon, mais un corps à corps féminin dont la légende, manuscrite, sur la page de gauche, donne la clé tout en l’inscrivant dans le domaine privé :

 

Il ne semble pas que Joyce ait écrit Ulysses d’après Homère, mais d’après un livre pour les enfants de Charles Lamb, lequel s’appelle Le Retour d’Ulysse ou Les Aventures de Télémaque, suivant les traducteurs. J’ai, pour ma part, écrit des Aventures de Télémaque, mais pas plus selon Lamb que selon l’Odyssée, ce n’est pas un livre pour les enfants, comme l’était le Télémaque de Fénelon, d’où je suis parti. L’image de l’épisode de Calypso, pour Joyce, répond à ce sentiment de la jalousie qui, peut-être faussement, semblait si étranger à Henri Matisse, mais qui fut de toujours mon visible ravage [38].

 

La dernière phrase, qui en vient en propre à l’image, en souligne d’autant plus l’incongruité, qu’elle n’entretient elle-même qu’un rapport lâche avec les précédentes. Illustrée par le combat de deux corps de même sexe, la jalousie entre dans l’iconographie à une place elle-même incongrue, bien avant en tout cas ces réécritures de Othello que sont La Semaine sainte et plus encore La Mise à mort.
      Comme le raconte la légende du second dessin, celui-ci fut donné par Picasso à Aragon en 1919 (fig. 16). Nous voici revenus aux origines mêmes de l’œuvre, au premier livre publié. Le roman des images — nous l’avons dit — ignore la chronologie. Le second volet inverse, comme souvent, le dispositif précédent : dessin à droite, légende manuscrite à gauche :

 

Ce guéridon devant une fenêtre à persienne, Picasso me l’a donné en 1919 pour être le frontispice de Feu de Joie : en fait, et par cela même, il devint l’incipit de tout ce que j’ai écrit de ce premier jour à nos jours, au jour où l’on baissera la persienne ou, comme on dit, la jalousie [39].

 

Dans le texte, nous sommes déjà en 1927. L’image nous ramène aux débuts de l’aventure surréaliste mais la légende fait plus. En jouant sur les deux sens du mot et sur le lien qui s’instaure avec Calypso, elle fait de la jalousie à la fois le principe et la fin de la vie et de l’œuvre. A l’origine était la jalousie ? Est-ce ce qu’indique le soulignement de « persienne », qui fait peut-être signe vers un poème d’Aragon, « Persiennes », publié, en 1926, dans Le Mouvement perpétuel, avant l’ère d’Elsa donc ?
      Mais la jalousie est aussi cet art de voir sans être vu, qu’explore le roman de Robbe-Grillet. Les incipit explorent et peut-être inventent une manière proprement obscène de montrer l’intime sans se montrer soi-même, qui n’a, me semble-t-il, jamais été aperçue.

      La mise en images, dans Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipit, transforme radicalement la mise en mots. Elle la trahit, au double sens du terme. En donnant à voir une autre histoire – homosexuelle – que les mots répriment. Et du même coup en nous rendant capable de voir autrement le texte imprimé. Deux illustrations du Jouvencel (1581), qui ne figurent pas dans La Mise à mort, quoique le livre du Jean de Bueil y soit longuement commenté, nous serviront d’exemples pour finir : l’une constitue son incipit et l’autre son excipit en même temps que celui de Je n’ai jamais appris à écrire (figs. 17 et 18). A l’incipit, un moine (en belle page) tourne le dos au texte d’Aragon. Comme si cela ne suffisait pas : à l’excipit, Caïn (en belle page de nouveau) s’élance, sabre au clair, contre le texte, contre la dernière page du livre d’Aragon, il remplace la petite Ève qui se dressait au-dessus des épaules du moine lecteur, la vignette elle-même se donnant à voir au dessus du texte imprimé de l’incipit de Jean de Bueil. Caïn à l’excipit exclut de l’espace de la page tout caractère d’imprimerie ; sous le dessin, encadré, on peut lire de la main d’Aragon :

 

Il fallait bien que « Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit »
eût pour explicit Caïn sur son cheval
            et le sabre levé
de toutes les guerres de Cent ans
[40]

 

Les dernières lignes du livre, manuscrites, sont elles-mêmes ornées de petites touffes d’herbe qui rappellent l’image, référant une dernière fois l’écriture au domaine de l’image et de l’enfance. Tout ce qui leur échappe est donc mensonge ? Mensonge par omission si le lecteur s’obstine à n’être que lecteur, s’il oblitère le sens de la guerre que les images mènent contre les mots, s’il se refuse à entrer dans le jeu de la trahison.

 

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[37] Dont il donnera le dessin dans… Henri Matisse, roman.
[38] Les incipit, Op. cit., p. 22.
[39] Ibid., p. 39.
[40] Ibid., p. 147.