Mise en image et mise en mots dans Je n’ai
jamais appris à écrire ou Les incipit
d’Aragon

- Mireille Hilsum
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Fig. 11. L. Aragon, Les incipit, pp. 286-287, avec un
collage d’Adolf Hoffmeister (extrait des Cent collages
couleur pour quatre-vingts jours
, 1959)

Fig. 12. L. Aragon, Les incipit, p. 268 avec dessin
d’Adolf Hoffmeister (Portrait-charge de Michel
Koltsov
, 1936)

      L’incipit visuel du roman de la conquête spatiale appelle comme « explicit » (pour reprendre le mot d’Aragon, sur la dernière page du livre), un collage de Hoffmeister cette fois, extrait de Cent collages couleur pour quatre-vingt jours, paru en 1959 (fig. 11). La légende, manuscrite, précède le texte et occupe toute la page de gauche : « Je choisis cette idylle de Phileas Fogg pour montrer comment, aussi bien dans les techniques de l’art que de la navigation aérienne, cet écrivain dépasse le XXe siècle qu’il inspire, donnant à la fois naissance à Raymond Roussel, Adolf Hoffmeister et Neil Armstrong ». L’image occupe, quant à elle, la page de droite. On y voit le couple. L’homme est tout en noir, le corsage doré de la femme rappelle certaines des boules qui éclairent le ciel au-dessus d’elle. Fin heureuse apparemment, où se marient, pour le meilleur et sans le pire, la littérature (Verne et Roussel), l’art (Ernst et Hoffmeister) et la vie (par deux fois Armstrong).
      Mais pour atteindre cette phrase de fin, ce parfait bouclage du roman de l’espace, il a fallu en passer par le collage inverse du même Hoffmeister : « dessin-charge », à la plume ou au stylo, daté de 1936 (fig. 12). Il montre Koltsov écrivant, suspendu par un parachute qui flotte plus qu’il ne tombe, au-dessus d’immeubles que l’on distingue au fond. Figuration de l’avenir triomphant du socialisme ? Sans doute, à l’origine. Mais la légende, manuscrite, de même taille approximativement que le dessin, interdit désormais une telle lecture :

 

Il ne s’agissait pas encore d’aller dans la lune mais de descendre sur la terre : ici, Michel Koltsov, reporter, comme bientôt en Espagne, est parachuté sur Kharkov. Ce qui n’est pas fantaisie de caricaturiste : Koltsov était lié à l’Armée de l’Air, il était le parrain de l’avion géant « Maxime Gorki », lequel, comme lui un peu plus tard, devait finir tragiquement [23].

 

Les mots imprimés se sont exceptionnellement ouverts à la réalité des autres, Aragon évoquant le destin de « Michel Koltsov, le grand journaliste soviétique, correspondant de la Pravda à Madrid, qui devait en 1941 mourir dans un des camps de Staline » [24]. Les images quant à elles en reviennent à l’histoire intime. C’est l’effondrement du rêve soviétique qu’Aragon nous donne à voir dans le langage qu’il s’invente pour ce livre. Le roman des images n’en propose pas une lecture chronologique, même si l’exploit de Neil Armstrong succède au crash du « Maxime Gorki ». Il s’invente contre les mots. Les images sont la négation des mots. Leur envers tout à la fois sombre et singulier.

 

Un livre du deuil

 

      Revenons une dernière fois aux paragraphes manuscrits qui accompagnent la présentation du Paysan de Paris. Tandis que l’œil est attiré par les soulignements, il peut ne pas voir la réduction d’André Breton à ses initiales. A.B. comme les deux premières lettres de l’alphabet ? Comme Aragon et Breton ? Aurélien et Bérénice ? Comme un A. aussi bien qui est à lui-même son propre B. ? Le texte joue avec les codes et les modes d’une époque structuraliste qui a redécouvert le formalisme russe. Dans Les incipit, Aragon se réfère au jeune Kaverine, se sert ou se joue de la linguistique, voire de la psychanalyse [25]. La thèse du livre – qui est aussi un essai sur la création – est un démenti « formel » de l’imagerie (travail de documentation, plans, préméditation) qu’on prête habituellement à un auteur réaliste. Aragon affirme voir surgir, à la façon de la phrase d’éveil de Breton, les incipit de ses livres, écrits en toute ignorance de la suite. L’incipit est le « la » donné dont sort toute la mélodie. Il en va ainsi depuis l’enfance. Dès lors Aragon lit son œuvre selon sa lettre et joue volontiers avec le signifiant sonore ou graphique [26].
      La réduction d’André Breton à ses initiales peut passer ainsi pour l’indice d’une familiarité ancienne, doublée d’une coquetterie d’époque. Mais on peut aussi tenter de la lire à l’intérieur du système des images inventé pour Les incipit. Il y a tout d’abord une série de B. qui mérite d’être signalée : au fil des pages défilent, dans le texte, Buñuel – qui perd en cours de récit le prénom qu’il partage avec Aragon –, Berl, de Bueil, Braque, et finalement Beckett. Mais c’est le passage de nouveau à l’écriture manuscrite qui fait sens et du même coup système.
      Dans la dernière partie du livre en effet, Aragon abandonne l’examen de son œuvre propre pour se tourner vers des peintres (Braque, Picasso) et des écrivains (Roussel, Beckett) dont les procédés de création lui semblent proches des siens. Laissons pour l’instant de côté les peintres. Raymond Roussel est le seul à être, comme André Breton, réduit à ses initiales, au moment où Aragon évoque Comment j’ai écrit certains de mes livres, qu’il qualifie de « confession posthume », avant de rectifier dans une parenthèse manuscrite :

 

(il n’y a pas de confessions posthumes : tout ce qu’on donne pour tel, l’auteur l’a écrit de son vivant : j’ai, par exemple, et pourquoi ne me servirais-je pas de moi-même pour exemple ? moi si peu exemplaire, j’ai, par exemple, écrit ce livre-ci de mon vivant)… [27]

 

La dénégation attire l’attention sur la requalification générique des Incipit : la confession est bel et bien posthume, écrite du vivant de l’auteur, mais après la mort de celui auquel elle s’adresse.
      Un peu plus loin, une épigraphe manuscrite introduit l’ultime section du livre, consacrée à Beckett. Elle s’oppose à la première, placée en exergue du livre entier et extraite des Plaideurs :

 

Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.

 

La citation, en italique, éclaire, d’un jour ironique, les deux objets manifestement visés par le titre et le sous-titre du livre : commencement de la vie — i.e. l’enfance — et commencements des œuvres — i.e. les incipit —. La seconde épigraphe est au contraire manuscrite, elle appartient au domaine privé de James Joyce. Extraite d’une lettre adressée à son fils, Stephan, elle invite le lecteur au décodage du texte secret, caché sous le texte imprimé.

 

Le Diable parle, la plupart du temps, un langage à lui appelé Bellsybabble qu’il invente selon les besoins mais quand il est très en colère il s’exprime très bien en mauvais français, bien que certaines gens qui l’ont entendu disent qu’il a un fort accent de Dublin. [28]

 

L’épigraphe manuscrite, séparant Beckett de tous les autres, suggère, dans les toutes dernières pages du livre, l’existence d’un langage secret, tout en B. Langage du Diable pour un livre qui dit la douleur de la perte (et non plus la comédie des commencements) mais aussi peut-être l’amour qui n’a pas été entendu.

 

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[23] Les incipit, p. 118.
[24] Ibid., p. 119.
[25]Pour Kaverine, voir Ibid. pp. 90-91 ; pour la référence à la notion d’espace linguistique ouvert par l’incipit, voir Ibid., p. 74. Le jeu avec la psychanalyse me semble patent dans la relecture de l’incipit des Cloches de Bâle : « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet Papa » qui barre ostensiblement tout lien avec le propre roman familial d’Aragon. L’analyse de l’incipit s’achève sur un paragraphe manuscrit où Aragon affirme explorer « les secrets des autres (…) Par quoi se trahissent les choses soigneusement cachées. » (Ibid. pp. 74-79).
[26] Voir la relecture de l’incipit de La Mise à mort, Ibid., pp. 113-114.
[27] Ibid., p. 129.
[28] Aragon note de même à la main la référence : « James Joyce (Post-scriptum d’une lettre du 10 août 1936 à Stephen Joyce) » (Ibid., p. 139).