Le Lion et la Souris :
deux usages politiques de l’animal
dans les Fables de La Fontaine

- Michèle Rosellini
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      Contre le sens explicite, qui écarte l’image du peuple français épuisé et « soupirant » après la paix, la rime interne qui surimprime le « jouir » aux « soupirs » assure la supériorité du bonheur anglais, fondé sur des biens tangibles plutôt que sur de vaines espérances. Charles II emporte toutes les louanges, car à sa bienveillance envers son propre peuple, à sa puissance guerrière contenue (« Il saurait dans la guerre / Signaler sa valeur… »), il joint la capacité à être médiateur pour la paix en Europe : « Cependant s’il pouvait apaiser la querelle, / Que d’encens ! ». C’est à lui, au bout du compte, que les Français aussi pourraient devoir leur bonheur.
      Finalement, que reste-t-il au crédit de Louis ? La promesse pour son peuple de gagner aux yeux de la postérité une réputation belliqueuse : « Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire ». Mais Charles est en mesure de lui disputer cette gloire même, comme Auguste le pacifique a éclipsé celle de César le conquérant. Cette vertu potentielle s’ajoute aux mérites attestés, que la fable a mis en lumière. L’absence de commentaire n’atténue pas leur importance, au contraire la valorise en confiant au lecteur son estimation.
      C’est là qu’intervient la comparaison tacite avec le roi de la première fable, symétrique et inverse. Charles a su combattre l’illusion sans employer la force, alors que son homologue Lion tirait sa force de l’illusion sociale et religieuse. Il s’emploie à dissiper l’erreur, à délivrer ses sujets de la crainte associée à la croyance, alors que le Lion employait la croyance au Ciel et à l’autorité de l’histoire pour mieux fonder son pouvoir sur les esprits et sur les corps. Les perspectives s’inversent. Le roi lion envisageait l’épidémie qui affectait son royaume du point de vue du Ciel vengeur et son regard surplombant accablait encore davantage son peuple.
      Le roi humain, tout au contraire, pointe vers le ciel un instrument médiateur, la lunette, produit de la recherche scientifique de son temps ; il prend en compte sa réalité, ne prétend pas la dominer mais l’observe et tente de comprendre son dysfonctionnement. Ainsi trouve-t-il le défaut, tout trivial et technique, et épargne par là aux savants abusés la tentation de controverses et d’hypothèses extravagantes, fondées sur la postulation d’un arrière-monde surnaturel. Il sauve la science de l’écueil du religieux. Et le mouvement ascendant et éclairant que propose l’usage de la lunette offre un supplément de plaisir : le rire partagé. Rire du peuple et des savants sur leurs erreurs dissipées et reconnues : rire qui est un commencement de sagesse et non une raillerie humiliante ; rire aussi de soulagement, à la vue du « monstre » détruit sans combat, par le seul exercice de la raison pratique. Rire enfin de satisfaction des habitants d’un monde débarrassé de la guerre et de la crainte des dieux. Ce rire n’est pas étranger à la « volupté divine » que Lucrèce éprouve à contempler la nature « si visible » depuis qu’elle a été « tout entière dévoilée » par Epicure [7]. En dépeuplant le ciel de ses divinités chimériques pour le peupler de phénomènes physiques observables et explicables, le philosophe matérialiste a en effet permis aux hommes de lever leur regard sans crainte vers les cieux. Le roi physicien, à la différence du Lion historien et métaphysicien, participe de la mission libératrice du philosophe. Et comme il est lui aussi partisan du partage du plaisir plutôt que de la tyrannie de la peur, il peut employer son pouvoir à rendre le peuple « tout entier aux beaux-arts » plutôt qu’à le rendre « noir ou blanc » à son gré [8].
      La variation du régime de lecture soutient la leçon politique délivrée par les deux fables. La cour du Lion est un monde fictif en relation métaphorique avec le monde du lecteur. Celui-ci développe spontanément une interprétation de type allégorique, faisant des actions et des personnages des figures de son expérience propre. Ainsi l’exécution de l’âne condense la violence symbolique que sécrète la cour, et réfléchit dans le miroir grossissant de la fiction les conditions politiques de sa production, mélange d’arbitraire dans l’exercice du pouvoir et de manipulation dans l’usage du savoir. L’Angleterre de Charles II appartient, elle, au monde du lecteur des Fables. La lecture de cette dernière fable, si elle exige la possession de quelques clefs, est néanmoins directement référentielle ; le déplacement opéré par l’anecdote est géographique et non métaphorique ; il suppose le décentrement du regard et non sa conversion ; il ne s’agit plus pour le lecteur de transposer la fiction dans la réalité selon un axe interprétatif vertical, mais de comparer, dans l’horizontalité de la coprésence, deux modes d’exercice du pouvoir monarchique et deux fonctions attribuées aux sciences et aux arts : instruction du peuple d’un côté, éloge du roi et renforcement de l’assujettissement de l’autre.
      Au terme de la comparaison il apparaît au lecteur contemporain des Fables que Charles II, roi d’Angleterre, chef d’une monarchie constitutionnelle, travaille à éclaircir la vue de son peuple au lieu de l’aveugler, et lui procure la paix au lieu de lui promettre la gloire. Par-delà les frontières de son royaume, son exemple, confronté à la figure tyrannique du roi Lion, contribue à éclairer l’auteur des Fables, son lecteur, et peut-être même son roi. Car il pourrait être, comme médiateur de la paix, un modèle pour le roi de France qui sacrifie les solides « emplois » qu’offrent les sciences et les arts, aux « jeux » aléatoires et illusoires de la guerre, fasciné, comme le Lion, par la violence destructrice contenue dans le pouvoir. En déployant non pas deux mais trois figures de rois, les deux fables reliées par leur titre fournissent au lecteur les bases d’une réflexion critique complexe, en laissant à sa charge une explicitation que La Fontaine se refuse à formuler, par prudence sans doute, mais également par souci de ménager dans son œuvre des parcours multiples qui offrent à la lecture la chance d’être une activité expérimentale.

 

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[7] « Les contrées de l’Achéron nulle part n’apparaissent
et la terre n’empêche plus de voir sous nos pieds
tout ce qui s’accomplit dans l’espace inférieur.
A ce spectacle une sorte de volupté divine,
un frisson m’envahit, tant la nature est visible,
par ton génie enfin tout entière dévoilée ».
(De rerum natura, Livre III, v. 25-30 ; trad. José Kany-Turpin, Paris, Flammarion, GF, 1998 [Aubier, 1993], p. 183).
[8] « Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle/ Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ? » (sur le vers final voir la note d’Y. Le Pestipon dans La Fontaine, Fables, éd. Alain-Marie Bassy, Paris, Flammarion, GF, 1995, p. 457).