Le Lion et la Souris :
deux usages politiques de l’animal
dans les Fables de La Fontaine

- Michèle Rosellini
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Belle opération de casuistique, qui, en disqualifiant les victimes, innocente tous les carnassiers :

 

On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.

 

L’intervention discrète du fabuliste, qui résume ironiquement le verdict du groupe (« Au dire de chacun, étaient de petits saints »), signale l’hypocrisie des dominants, solidaires dans la défense de leur sécurité comme dans la préservation de leurs privilèges.
      La suite du récit montre que la force de leur position tient à l’appui que les dominés leur apportent en partageant les mêmes convictions : éternelle efficacité de la servitude volontaire ! C’est ainsi que l’âne se présente spontanément comme le coupable. Non seulement parce qu’il a commis une (légère !) infraction aux lois de la propriété (« Je tondis de ce pré la largeur de ma langue »), mais surtout parce que sa conscience scrupuleuse lui fait discerner au cœur de son acte la présence secrète du diable : « La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense / Quelque diable aussi me poussant ». Le dénouement est logique et implacable, précipité par l’avis plein d’autorité du loup :

 

A ces mots on cria haro sur le Baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit Animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.

 

Ce loup « quelque peu clerc » est un peu juriste : il connaît l’éloquence judiciaire (il prouve par harangue) ; il connaît les euphémismes (« dévouer » adoucit l’idée de meurtre). Mais il tient aussi du prêtre, dont il pratique la rhétorique de l’exécration (« ce maudit », « ce pelé, ce galeux »).
      La moralité délègue au lecteur l’indignation latente en le projetant, par le pronom de la deuxième personne, à la place de la victime d’une justice de caste. « Selon que vous serez puissant ou misérable, / Les jugements de cour vous feront blanc ou noir ». La cour n’est pas un tribunal. C’est l’opinion et non la loi qui régit ses décisions. On le constate dans le verdict qui condamne l’âne à mort et dans l’immédiateté de l’exécution, qui sont un déni de justice. C’est là une illustration extrême de la puissance de la cour. Mais le lecteur est conduit par son expérience propre à y voir une métaphore des exécutions symboliques qui se pratiquent à la cour du monarque absolu.
      La narration a ouvert une autre piste de réflexion que la conclusion laisse prudemment dans l’implicite, celle de l’usage que le pouvoir fait du savoir. Le Lion légitime ses décisions en s’appropriant un mélange confus de références antiques et de croyances chrétiennes (la peste châtiment divin, les pratiques d’expiation). Les courtisans les confortent par leur propre savoir sur le droit et le péché, qui tient surtout du préjugé social. Ce pseudo-savoir partagé cimente la solidarité politique. La naïveté de l’âne qui d’emblée accepte le point de vue des autres sur sa culpabilité permet au lion de réussir sa sortie de crise. Il n’est pas sûr que la question soit sur le fond réglée. Peut-être le Ciel sera-t-il plus furieux encore contre « les crimes de la terre » ? Mais le roi a pu ainsi sauver sa position de pouvoir, ce qui, dans le contexte immédiat, lui importe. On peut alors se demander si le Ciel n’a pas été depuis le début, plutôt qu’une instance dominante objective, un outil au service d’un discours, un instrument idéologique de domination. Par là le lion manifeste qu’il n’est pas un roi juste mais un despote. La preuve, c’est qu’il se pense propriétaire de son royaume et de ses sujets, qu’à ce titre il exerce sur eux un droit absolu de vie et de mort. On rencontre la même représentation du pouvoir despotique dans la VIe fable du même livre : La Cour du Lion. Or savoir « si le roi est le maître absolu de la vie et de tous les biens de ses sujets », c’est au XVIIe siècle, « un débat ancien mais périodiquement renouvelé » [3]. La contestation a été vive, on s’en doute, pendant la Fronde, et Louis XIV parvenu au pouvoir s’empresse d’affirmer ses droits de suzerain sur les biens de ses sujets [4]. Mais il reste à établir ce principe dans les lois fondamentales du royaume, ce à quoi Colbert s’emploie dans la période où La Fontaine compose sa fable en prenant pour modèle « les princes mahométans de Turquie, de Perse et de Mogol » [5]. Le lecteur semble donc invité à comprendre que, dans ces deux fables qui ont pour cadre la cour du Lion, La Fontaine prend position contre la confusion du pouvoir avec la propriété, c’est-à-dire contre une dérive despotique de l’absolutisme monarchique.

 

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[3] G. Couton, « Variété. La leçon politique d’une fable », dans L’Information littéraire, n°2, 1960, pp. 71-72. Cet article cite notamment une extrait très instructif des Maximes d’éducation et de direction puérile, imprimées en 1642 pour l’éducation du futur Louis XIV : « Nos vies et nos biens sont du roi, qui nous en souffre par clémence l’usufruit ».
[4] « Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d’Eglise que par les séculiers » (Mémoires pour 1661, cité par G. Couton, Ibid., p. 71).
[5] En témoigne un passage d’un pamphlet d’août 1689, Les Soupirs de la France esclave, dont l’auteur est un protestant opposant à l’absolutisme louis-quatorzien, Michel Le Vassor : « […] sous le ministère de M. Colbert, il fut mis en délibération si le roi ne se mettrait pas en possession actuelle de tous les fonds et de toutes les terres de France et si on ne les réduirait point tout en domaine royal pour en jouir et les affermer à qui la Cour jugerait à propos sans avoir égard ni à l’ancienne possession ni à l’hérédité ni aux autres droits. Précisément comme les princes mahométans de Turquie, de Perse et de Mogol se sont rendus maîtres en propre de tous les fonds et dont ils donnent la jouissance à qui bon leur semble, mais seulement à vie » (Ibid., p. 72). Or c’est à François Bernier, ambassadeur en Turquie, que s’adresse Colbert, Bernier qui fréquente le salon de Madame de la Sablière et que La Fontaine n’a pu manquer de rencontrer.