Les mots et leurs visages
Sur L’invisible parole de Pierre Chappuis

- Marianna Marino
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Fig. 3. A. Dürer, Autoportrait au panicaut, 1493

Fig. 4. B. Buffalmacco, Le Triomphe de la mort (détail),
v. 1350

        Parfois le regard des poèmes s’arrête aussi sur des objets, comme c’est le cas du vase à vin chinois orné d’une tigresse qui paraît dans Sa confiance, sa peur :

 

En ce lieu (non celui où j’écris) clair, aéré, voué à la ferveur intime et retenue des rares visiteurs, ce lieu (le jour même) où nulle ombre ne trouverait refuge, brutalement, malgré l’écran de verre, les millénaires, le temps enfoui, brutalement surgit, cri, hurlement de bronze imprononcé, rugueux, l’innommable. (Objet pourtant parmi d’autres objets catalogués.) Sur lui, impossible écriture, impossible abstraction (non cela que j’écris), amphigouri d’écailles, de scarifications, de stries partout lovées, enroulées sur elles-mêmes, sur les deux corps de même enveloppés, les spirales, les signes de l’obscur chiffrent, rigueur et délire, l’impensable origine, stigmates, non-écriture divine, animale, antérieure (cela, en deçà de nous), ambiguë [13].

 

      A l’instar du premier texte du recueil, la représentation se déploie sous le signe d’une complexité spatiale s’associant à une réflexion sur le langage verbal (que dépasse la puissance expressive du visuel) : la « non-écriture » de l’œuvre (ses signes – ou mieux, ses « stigmates » – non codifiés) s’opposent à l’écriture « impossible » essayée tout de même par le texte. Il faut alors souligner la façon dont toutes ces images rapportées constituent « le champ du poème » (titre du texte s’inspirant d’un paysage de Wou Tchan-tao [14]), c’est-à-dire le lieu où le mot se débat pour arriver à dire l’image.

 

Au-delà de l’ekphrasis : Vie et visage

 

      Après ce bref aperçu, il nous semble maintenant intéressant de passer à Vie et visage (sur l’Autoportrait au panicaut de Dürer, fig. 3), que nous citons de suite :

 

La foule peu à peu reflue (bruits étouffés, harassement, déambulation vaine et, dans le hall, la braderie de l’art). Sur le seuil, dévisagé (sans visage d’un coup, si ce n’est le sien), saisi, plongeant dans un miroir (l’Autre, et qui m’est propre), anéanti, nié, soudain je retrouve vie et visage. La nuit de son regard parle : quel défi (impétuosité et démesure – “ma rudesse” –; le vêtement ouvert, les cheveux en broussaille), quel égarement ? quelle domination rêvée (Némésis), nécessaire, impossible ? C’est un fuyard qu’il guette, ne quitte pas des yeux (froidement, passionnément), proie qui lui échappe et ne lui échappe pas. Le feu de son regard parle (dans l’ombre, quelle approximation, quelle mesure prise ?) : c’est l’insondable qu’il scrute, en lui (étranger), hors de lui (étranger à lui-même), qu’il aborde de biais (la suprême beauté), qu’il affronte comme s’il venait de se retourner ou comme un lutteur qui chercherait sa prise, méfiant, résolu (jusqu’au bout; jusqu’où ?), orgueilleux (le chardon), meurtri (les souffrances de celui qui le gouverne présentes en lui, exemplairement), endurci (et la tendresse est mieux enracinée), humble (le chardon), confiant, mené, mais non vraiment (“My sach die gat”), dépassé, mais non vraiment (“als es oben schtat”: les choses me viennent comme il est ordonné là-haut) [15].

 

      Un autre poète – Jacques Garelli – a dédié un poème au même tableau, dans Fragments d’un corps en archipel, recueil paru en 2008 :

 

Chargé de rumeurs que la contemplation ne peut nommer, d’une sommation de lenteurs, du déchiffrement que l’œil sut concentrer sur une coiffure, qui tombe en flammes et dont les mèches encadrent un regard antérieur, il fixe le vivant qu’il prend dans sa toile d’une mortelle alliance, où il y va d’un chardon sans bouquet, d’une caresse sans bouclier, d’une avance sans retrait, d’un adieu sans suture [16].

 

      Le traitement de l’autoportrait est radicalement divergent : si le texte de Garelli se concentre exclusivement sur l’espace interne du tableau, celui de Chappuis s’octroie parfois quelques incursions polémiques dans l’espace du musée. Les bruits constituent un élément commun aux deux poèmes, quoique de nature différente : chez Chappuis, ils renvoient à la déambulation des visiteurs ; dans le texte de Garelli, ils seraient une sorte de rayonnement fossile, les signes de la création déjà présents dans le regard antérieur de l’artiste. Dans les deux cas, la notion d’ekphrasis est soumise à un processus de reconfiguration :

 

[…] une ecphrasis est une description d’une œuvre d’art. C’est donc une figure macrostructurale de second niveau, c’est-à-dire un lieu. L’ecphrasis renvoie ainsi à une des questions les plus fondamentales et les plus troublantes du discours : celle de la représentation et de la mimèsis, qui sont justement à la base de certaines conceptions aristotéliciennes. (…) cette représentation est donc à la fois elle-même un objet du monde, un thème à traiter, et un traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le langage. On a donc comme une indexation de la valeur de culture, ce qui est typiquement rhétorique [17].

 

      Les deux poèmes cités dédiés à Dürer ne suivent aucun principe descriptif. Dans le cas de Garelli notamment, chaque élément de l’autoportrait apparaît d’une façon irrégulière et presque énigmatique – ou même épiphanique. Le regard erre sur la planche et impose son rythme à la parole. Chez Chappuis, en revanche, la marge de description procède du croisement de regards qui a lieu entre les yeux de l’observateur et les yeux du peintre – une rencontre parallèle à la rencontre de deux œuvres (le tableau et le poème qui le dit). Les mots du texte ne visent donc pas à redessiner l’image, mais à la convertir en expérience.
      Dans l’œuvre de Chappuis, les tableaux figurés ne sont pas un simple ressort instrumental comme dans le cas de l’ekphrasis détentrice, elle, d’une valeur didactique selon l’étymologie (phrazô = faire comprendre, expliquer + ek = jusqu’au bout [18]). Dans le prologue à ses Eikones, Philostrate déclare que ses descriptions ont pour but de satisfaire la demande d’un enfant de dix ans et, surtout, d’apprendre aux jeunes l’interprétation et la compréhension des peintures :

 

Mon intention n’est pas de nommer des peintres ou de raconter leur vie, mais d’expliquer des tableaux variés : c’est une conversation composée pour des jeunes gens, en vue de leur apprendre à interpréter, et de former leur goût [19].

 

      C’est pour cette raison que l’auteur grec loue, dans les images décrites, aussi bien leur qualité de vraisemblance que leur capacité d’illusion. Pour autant, la peinture joue également le rôle de faire-valoir de l’instrument verbal ; les deux actes sont intimement liés comme le prouve l’ambivalence du verbe grec graphein, signifiant à la fois peindre et écrire [20]) : « le tableau sonore du discours de Philostrate reflète à la fois Narcisse et le tableau de Narcisse lui-même qui se présente aux yeux de celui-ci sur la surface de l’eau » [21]. Malgré sa fonction didactique, le dispositif rhétorique de l’ekphrasis semble pourtant avoir le mérite de dynamiser la relation entre le texte et l’image :

 

[…] dynamique d’une relation de convergence, une illusion de réciprocité plutôt, par laquelle le texte s’ordonne comme une image et systématise ainsi, avec les coordonnées du visible, le champ recomposé du visuel. Le référent-image, offert comme un support extérieur au texte, soit réellement soit fictivement, apparaît dès lors comme une matrice structurelle de l’écriture génératrice à la fois d’une figuration et d’une lisibilité[22].

 

      En réalité, à partir de là, il semble que le but de Chappuis ne soit pas de montrer, mais de transfigurer une expérience visuelle en langage (afin de le mettre à l’épreuve). Un autre exemple plus tardif confirmerait cette affirmation ; il est fourni par un poème tiré de Moins que glaise (1990), qui explore le fameux Triomphe de la mort du Campo Santo de Pise (fig. 4). A l’instar de Vie et visage, ce texte reconfigure les relations entre l’intérieur et l’extérieur (ce dernier est souvent marqué par l’usage des parenthèses – fréquentes aussi dans L’Invisible parole), comme il est possible de le déduire dès son incipit :

 

Ailleurs, le seuil franchi

A part du monde
(l’animation des rues, les quais d’Arno sans vie) [23]

 

      L’écriture s’ouvre par un déplacement par rapport à la voix poétique : la mort semble concerner également le fleuve, « sans vie », contrairement aux rues (que l’on peut considérer, d’une certaine façon, comme les fleuves de la ville). Cela est mis également en évidence par la structure en chiasme « animation » / « sans vie », « rues » / « quais ». Le poème s’arrête ensuite sur certains éléments de la fresque :

 

A pareille heure
dames, seigneurs, religieux d’un autre âge
entrent dans notre intimité [24]

La faux pourtant déjà levée sur eux
(Mais l’impudence ! le privilège de vivre !) [25]

 

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[13] Ibid., pp. 24-25.
[14] Ibid., p. 16.
[15] Ibid., pp. 26-27.
[16] J. Garelli, Fragments d’un corps en archipel, Paris, José Corti, 2008, p. 48.
[17] G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche », 1992, p. 121.
[18] Voir Ecrire sur la peinture, anthologie, dossier et notes réalisés par Charlotte Maurisson, lecture d’image par Agnès Verlet, Paris, Gallimard, « Folioplus classiques », 2006, p. 180.
[19] Philostrate, La Galerie de tableaux, traduit par Auguste Bougot, révisé et annoté par François Lissarrague, préface de Pierre Hadot, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 10.
[20] Voir Philostrate, Les Images ou tableaux de platte-peinture, traduction et commentaire de Blaise de Vigenère (1578), Tome I, présenté et annoté par Françoise Graziani, Paris, Honoré Champion Editeur, 1995, p. x.
[21] Philostrate, La Galerie de tableaux, Op. Cit., p. VII. La représentation de Narcisse débute par ces mots : « Cette source reproduit les traits de Narcisse, comme la peinture reproduit la source, Narcisse lui-même et son image » (Ibid., p. 45). Dans cette relation apparemment triple, la source contient en elle-même les reflets des éléments composant la scène et donne lieu à un jeu de miroirs qui transforme vite la représentation en illusion : « fidèle à la vérité, la peinture nous montre la goutte de rosée suspendue aux pétales : une abeille se pose sur la fleur ; je ne saurais dire si elle est trompée par la peinture, ou si ce n’est pas nous qui nous trompons en croyant qu’elle existe réellement » (Ibid., p. 47).
[22] L. Louvel et H. Scepi, « Avant-propos », Texte/Image. Nouveaux problèmes, sous la direction de L. Louvel et H. Scepi, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 10.
[23] P. Chappuis, Moins que glaise, Paris, José Corti, 1990, p. 11.
[24] Ibid.
[25] Ibid., p. 13.