William Burroughs et le cut-up,
libérer les « hordes de mots »

- Benoît Delaune
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Fig. 4.

Fig. 5.

      L’apposition d’une grille sur le texte via le cut-up projette donc l’écriture vers une certaine abstraction. La fiction ne peut plus se dérouler selon des cadres narratifs traditionnels. Il ne s’agit plus de raconter une histoire selon un modèle. Par ce moyen, Burroughs prétend se rapprocher de la perception de la « réalité », ce qui peut paraître paradoxal : remise en cause des codes narratifs de l’illusion référentielle, il permettrait l’émergence de codes nouveaux et une approche différente de la transcription des perceptions. Ainsi, pour lui, « Consciousness is a cut-up ; life is a cut-up » (« La conscience est un cut-up ; la vie est un cut-up » [21]) : la fragmentation est le trait dominant de notre perception. C’est pourquoi le cut-up, paradoxalement, est le moyen de se rapprocher de la « réalité », en tout cas de se rapprocher de cet aspect de confusion qui, selon Burroughs, régit notre appréhension de la réalité.
      Dans cet ordre d’idées, l’écrivain s’emploie à utiliser plusieurs méthodes qui découlent plus ou moins du cut-up, comme par exemple l’utilisation, pour certaines mises en pages, de colonnes de type journalistique. Ce format permet de répartir les textes, de les juxtaposer et ainsi d’échapper à la linéarité : la page est divisée en sections horizontales, chaque colonne contient une unité de texte, fictionnel ou emprunté à des articles de journaux (donc préexistant). Les différents matériaux textuels sont de cette manière distribués graphiquement dans ce squelette de grille, compartimentés, à la manière des Grey Numbers de Jasper Johns, où différents chiffres sont distribués sur la toile, chacun dans un compartiment (fig. 4). Par le procédé des colonnes, par le cloisonnement du texte en différentes sections, Burroughs cherche paradoxalement à créer des lectures multiples, partant du principe que l’œil peut glisser d’une colonne à l’autre continuellement. Cette mise en page, tout comme les techniques de découpage et de pliage, s’inspire donc empiriquement de notre façon de voir, de lire, et se veut paradoxalement plus naturelle, plus proche des codes qui régissent notre perception. Par ces procédés, Burroughs cherche à créer des effets de rupture forts. L’étape suivante, évidente, est d’excéder encore plus les limites de la fiction par l’introduction d’éléments graphiques dans le texte, et par un façonnement de la langue qui ne passe plus forcément par le medium de l’écriture.

 

Le mixage texte/image comme dépassement de la littérature

 

      

On peut observer chez William Burroughs tout un système d’écriture basé sur le principe de la grille, du seul cut-up à des techniques très élaborées de pliages et de permutations. L’exemple le plus frappant de ce travail de collage et de montage réside, non pas dans la Trilogie qui n’est en somme que la partie émergée d’un iceberg textuel beaucoup plus profond, mais dans les carnets de notes de Burroughs, les fameux scrapbooks [22], qui mêlent le graphique au scriptural de manière sans cesse renouvelée. L’étude de ces scrapbooks nous éclaire en contrepoint sur les stratégies qui poussent Burroughs à essayer de repousser les limites du texte écrit et de l’écriture fictionnelle.Plusieurs pages des scrapbooks sont agencées selon une grille, toujours la même (dessinée et reproduite par Gysin), qui est apposée sur les pages avant tout autre travail. Selon le prédécoupage engendré par cette grille, Burroughs et Gysin distribuent les différents matériaux. Ceux-ci sont multiples : photos, articles de journaux, fragments de comics américains, fragments de textes de Burroughs (déjà édités ou inédits) ou d’autres écrivains, qui entrent brusquement en collision. Cette réutilisation continuelle de différents matériaux est intéressante : l’écrivain devient un collecteur, un récupérateur, un recycleur. Son travail n’est plus l’écriture pure mais devient la redistribution et la mise en perspective sur les pages d’éléments prédécoupés et collés.
      Un texte à cet égard est particulièrement éclairant, car il s’apparente aux fameux scrapbooks et est le seul de ce format à avoir été publié. Michael Goodman, dans sa bibliographie de William Burroughs, lui donne le titre de « Rex Morgan, M.D. » [23] ; il faut cependant noter que ce texte n’a justement pas de titre, ce qui laisserait penser qu’il n’était pas destiné sous cette forme à une publication, et que c’est un fac-similé du manuscrit (fig. 5). Le texte et les illustrations sont collés sur une grande page de livre de compte (le format est de 30 cm sur 24 cm) présentant un quadrillage (le même papier apparaît sur le manuscrit de The Last Post Danger Ahead [24], publié dans le n°6 de la revue Lines en novembre 1965).
      Ce curieux objet texte-image se présente comme suit : en haut à gauche apparaît une vignette tirée de la bande dessinée Rex Morgan, M.D. [25], où un personnage donne son sentiment sur les alcooliques (« I don’t like drunks ! »), et auquel le fameux Rex Morgan répond que l’alcoolique dont il est question est son propre frère (« This one happens to be your brother ! »). Sur la gauche de la vignette apparaît à la verticale le titre « Rex Morgan, M.D. ». Au-dessous et à la droite de cette vignette s’étalent deux colonnes de texte, tapé à la machine, où Burroughs s’approprie le personnage de Rex Morgan, qui devient sous sa plume un médecin favorable au traitement à l’apomorphine et reçoit un jeune drogué dans son cabinet pour lui donner des ampoules du fameux produit. Sur une troisième colonne apparaît une photo de Burroughs devant sa machine à écrire, avec la légende « DOCTOR ZEIT M.D. », au-dessus d’un collage (composé d’un photogramme tiré du film Towers, Open Fire, d’une photo où un homme brandit un pistolet et de fragments de prospectus français, où l’on voit apparaître des mots tels que « Paris Beauté » ou « Biarritz ») et d’une photo de Brion Gysin.
      Cette courte unité de fiction est intéressante par l’utilisation du personnage de Rex Morgan. Ici la vignette joue un double rôle : d’une part elle permet d’utiliser un personnage sans avoir à le créer, d’autre part elle a un rôle ironique, Rex Morgan y défendant un alcoolique. La photo de Burroughs en docteur donne une cinglante réponse : si Rex Morgan est l’archétype du bon docteur américain prêt à défendre un alcoolique, Burroughs, lui, se campe en docteur défendant les drogués. De plus, l’utilisation d’un nom allemand (« Zeit » signifiant le temps) fonctionne selon plusieurs principes : il rappelle les noms de certaines figures du savant fou chez Burroughs (le docteur Schafer, ainsi que dans une moindre mesure le docteur Benway, qui s’exprime en allemand, dans The Naked Lunch), mais il rappelle également certaines déclarations de Burroughs sur l’héroïne. Selon lui, il faut sortir l’héroïnomane de « l’heure de la came », de sa capsule de temps régie par le « sablier » [26] de la came et rétablir son métabolisme, donc rétablir son horloge temporelle, d’où la référence au temps avec « Zeit ». Eléments graphiques et textuels créent ainsi tout un réseau de correspondances.

 

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[21] W. Burroughs, « The Fall of Art », dans The Adding Machine, Collected Essays, Londres, John Calder, 1985, p. 61. Traduit par Philippe Mikriammos sous le titre « Le dernier potlatch », dans Essais, Paris, Christian Bourgois, 1981, tome 1, p. 115.
[22] Des reproductions noir et blanc d’un des scrapbooks sont visibles dans W. Burroughs, The Burroughs File, San Francisco, City Lights Books, 1984, aux pages 153-183. D’autres, en couleur, sont incluses dans le catalogue de l’exposition Ports of Entry : William Burroughs and the Arts, New York & London, Thames and Hudson, 1996.
[23] Cité dans M. B. Goodman, William S. Burroughs, An Annotated Bibliography of His Works and Criticism, New York & London, Garland Publishing, Inc., « Garland Reference Library of the Humanities » (Vol. 24), 1975, p. 41. Goodman décrit le texte comme suit : « This cut‑up is a fictional piece advocating the apomorphine cure. It is illustrated with newspaper cartoons and photographs as part of the collage » (« Ce cut-up est une fiction invoquant le traitement à l’apomorphine. Il est illustré avec des bandes dessinées de journaux et des photos, comme partie des collages », nous traduisons). Le texte en question a été publié dans la revue Lines, n°5, mai 1965, non paginé. Une reproduction apparaît sans aucune mention de titre dans Ports of Entry, p. 65.
[24] Reproduit dans Ports of Entry, p. 55. Ce texte est repris dans W. Burroughs, White Subway,Londres, Aloes Books, 1965. Repris ensuite dans The Burroughs File, pp. 53-55. Traduction française dans W. Burroughs, Le Métro blanc, Paris, Seuil/Bourgois, « Fiction & Cie », 1976, pp. 35-37 (traduction de Mary Beach et Claude Pélieu-Washburn).
[25] Rex Morgan, M.D. est un comics américain créé en 1948 par le psychiatre Nicholas P. Davis qui en fut le scénariste jusque 1990. Marvin Bradley et Frank Edgington en furent les premiers dessinateurs. Rex Morgan, M.D. est un comics de grande diffusion, qui a été largement publié dans à peu près 300 journaux et quotidiens, sous forme de feuilleton. Le créateur, Nicholas P. Dallis, voulait par cette bande dessinée faire acte de vulgarisation et traiter de façon pédagogique tous les grands problèmes de santé. On a vu tour à tour le brave Rex Morgan s’attaquer au problème de la drogue chez les adolescents, à l’alcoolisme, au SIDA, au cancer, aux transplantations d’organes, à la tuberculose… Ce comics, écrit et dessiné par des successeurs des créateurs originaux, est encore largement diffusé dans des quotidiens américains. On comprend que Burroughs, qui dénonça très souvent le discours officiel de la médecine américaine, ait voulu s’attaquer non sans humour à ce symbole du médecin compétent, redresseur de torts et dévoué à sa communauté.
[26] Le Festin nu, Gallimard, Paris, 1964, traduction d’Eric Kahane, p. 236.