William Burroughs et le cut-up,
libérer les « hordes de mots »

- Benoît Delaune
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Fig. 2.

        C’est bien ce qu’exprime le peintre et écrivain Brion Gysin, acolyte de Burroughs et « inventeur » du cut-up, lorsqu’il déclare de façon fracassante :

 

Writing is fifty years behind painting. I propose to apply the painters’ techniques to writing : things as simple and immediate as collage or montage.
L’écriture a cinquante ans de retard sur la peinture. Je me propose d’appliquer les techniques des peintres à l’écriture ; des choses aussi simples et immédiates que le collage ou le montage [8].

 

Par cette phrase à valeur de manifeste, Brion Gysin tente rétrospectivement de légitimer la démarche du cut-up. Il faut, d’après lui, combler un prétendu « retard » de l’écriture par rapport aux arts plastiques. Selon Gysin, l’écriture n’a donc pas encore intégré totalement des techniques telles que collage et montage. Cette citation est intéressante en ce qu’elle place écriture et peinture sur un même plan. Dire que l’écriture est « en retard » par rapport à la peinture, c’est poser le procédé artistique en terme d’évolution et de modernité.
      L’écriture serait en fait pour le peintre en retard sur la modernité, modernité dans laquelle serait entrée la peinture en 1910 (Gysin fait sans doute référence aux fameux papiers collés des cubistes), et non la littérature. Ceci revient à poser le problème de l’écriture en termes de progrès. On sent bien l’amnésie de Gysin, qui oublie « Le Corset Mystère » de Breton, les mots en libertés futuristes, le montage cinématographique chez Eisenstein ou littéraire chez Alfred Döblin ou John Dos Passos. De plus peinture et écriture n’ont pas les mêmes motivations, ni les mêmes objectifs. Il n’y a pas de compétition, pas de comparaison par analogie stricte possible entre les deux ; il existe bien évidemment des précédents de rapprochements entre littérature et arts plastiques : pêle-mêle, Gysin écarte Lautréamont, Apollinaire, Pound, les poésies concrète et visuelle et bien d’autres auteurs ou pratiques.
      La formule, en tout cas, séduit Burroughs immédiatement. Il suffit d’analyser sa réaction par rapport à celle de Gysin, lorsque ce dernier a l’idée du cut-up, pour en être convaincu :

 

Le hasard a tenu le premier rôle dans cette affaire. (...) Je me suis retrouvé avec des colonnes d’articles coupés en deux tout à fait par accident. (...) Je dois dire que j’ai éclaté de rire au premier coup d’œil (...) Contrairement à ce que j’espérais plus ou moins, [Burroughs] ne pouffa pas de rire en les regardant. En fait, il les lut attentivement, avec une gravité inhabituelle. (...) Après un long moment de silence, il s’est tourné vers moi, toujours imperturbablement sérieux, et il s’est exclamé : « Brion, tu tiens là un très grand truc » [9].

 

On comprend aisément que Burroughs ait été séduit plus que Gysin par le procédé. Il est vrai qu’à l’époque Gysin, en tant que plasticien, utilisait la technique du collage depuis un certain temps. Les processus créatifs dans les arts plastiques, depuis le cubisme, touchent au matériau, très souvent importé, afin de faire exploser le cadre de la toile, d’en repousser les limites en creusant différentes profondeurs : que l’on pense par exemple à la fameuse « Nature morte à la chaise cannée » de Picasso, où le cadre est figuré par une corde et où la cannelure n’est qu’un faux, une imitation de cannelure, collée sur la toile. La peinture n’a plus à être purement figurative et à reproduire la « réalité » selon des critères définis. Dans le cas du tableau de Picasso, la vision donnée est plus proche de cette réalité (par le biais d’éléments préexistants et détournés de leur fonction première, objets déjà fabriqués et ayant une signification hors du tableau, qui effacent l’idée de re-présentation en tant que re-création). Et dans un même mouvement elle s’en éloigne ; l’imitation de cannelure est intéressante en ce sens qu’elle est déjà un faux — on pourrait presque en dire que c’est une certaine forme d’hétérotopie, de désignation d’un lieu autre, là aussi. En fait, par le biais du collage, le travail plastique s’affranchit des critères artistiques conventionnels de représentation de la réalité pour ne plus représenter que lui-même ; il ne reflète plus que sa propre surface, la surface plastique.
      De la même manière, l’écriture pour Burroughs et Gysin n’a plus à représenter une vision figurative et imitative de la réalité, selon les normes qui sont celles du texte narratif, par exemple « la fichue linéarité conventionnelle du roman » [10]. Il s’agit bien plutôt de rendre compte de la « réalité » selon Burroughs [11], dans ce qu’elle a de fragmenté, ce mouvement devant s’accomplir par la discontinuité, l’éclatement du sens et la fragmentation graphique, dans l’hétérotopie, la désignation d’un espace autre que celui que désigne le texte de fiction. Le cut-up et ses dérivés ont donc pour fonction d’accomplir cet éclatement sur plusieurs plans et de différentes manières. Tout d’abord, l’acte de découper la page, les mots, est un acte libérateur en même temps que sacrilège. On oublie souvent de noter cet aspect transgressif du cut-up : puisqu’on peut les découper, cela tend à dire que les textes ne sont plus sacrés et ont aussi une valeur graphique sur laquelle on peut intervenir, visuellement. C’est ce qu’exprime clairement Brion Gysin, rétrospectivement :

 

J’ai employé les mots comme une matière première, de la même façon qu’un peintre répand de la peinture sur la surface de la toile. Se saisir des mots comme des objets physiques que l’on peut manipuler, ré-arranger. Mettre la main sur les mots pour pouvoir leur couper leurs sales petites têtes avec des ciseaux, si l’on veut. Pourquoi pas ? Les mots ne sont pas sacrés [12].

 

Si les mots ne sont plus sacrés, la valeur du matériau employé pour le cut-up est moins tributaire de l’imagination créatrice de l’écrivain : ce qui fait la valeur poétique d’un texte obtenu par le cut-up tient du hasard, de la juxtaposition plus ou moins aléatoire de matériaux. Le découpage engendre un processus d’hétérogénéisation, puisqu’il s’agit de casser la continuité du ou des textes employés. Par le biais du cut-up, Burroughs s’attaque au corps du texte, la langue n’est plus sacrée puisque l’on peut tailler dans les mots, au mépris de la syntaxe et de la cohérence textuelle instaurée par le code de lecture, par exemple du roman.
      Ce changement dans le statut de l’écrivain, ce rapprochement d’avec la figure de l’artisan ou du bricoleur (étudiée par Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage) s’insère dans un concept plus vaste, dans une perspective moderniste déjà bien étudiée dans le domaine des arts plastiques. Découper la page n’induit pas seulement un éclatement, une fragmentation au niveau du signifié. Le processus conduit également à une fragmentation graphique, au niveau formel. Ainsi Brion Gysin, dans « Cut-ups Self Explained » (« Les cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes » [13]), montre-t-il de façon didactique comment s’opère graphiquement le processus du cut-up (d’où le titre du texte) (fig. 2). Une page nous présente les sections découpées du texte, selon trois colonnes d’égale largeur (il faut d’ailleurs noter que ces trois colonnes sont composées du texte introductif et didactique ; l’aspect transgressif est d’autant plus marqué). Cette disposition graphique, et plus encore celle qu’utilise Burroughs (qui, lui, sépare la page en quatre selon deux axes, vertical et horizontal), est le signe d’une marque graphique apposée sur le texte, comme une sorte de scarification, une marque directe et prédéterminée qui sépare le texte en parties, la redistribution laissant apparaître le caractère aléatoire du processus.

 

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[8] B. Gysin « Cut-ups Self Explained » (Les cut-ups s’expliquent d’eux-mêmes), dans W. Burroughs, B. Gysin, Œuvre croisée, Paris, Flammarion, « Connection », 1976, p. 37 (p. 39 pour la traduction).
[9] B. Gysin, « Rub Out The Words », entretien avec Gérard-Georges Lemaire, dans Revue d’Esthétique, 1975, n°3-4 « Il y a des poètes partout », pp. 184-185 (pour la traduction pp. 184-204).
[10] Ibid., p. 189.
[11] Ce problème de la « réalité » est important pour bien comprendre la vision de Burroughs de la modernité. Dans l’hétérotopie, figure peut-être pour Burroughs une vision plus juste de la réalité.
[12] Cut in Cut up, entretien entre William Burroughs, Brion Gysin et Jean-Jacques Lebel, Change, n°41 « L’Espace Amérique », mars 1982, pp. 239-240.
[13] Œuvre croisée, Op. Cit., p. 37 pour le texte anglais, p. 41 pour la traduction.